parution octobre 2020
ISBN 978-2-88927-844-2
nb de pages 176
format du livre 105x165 mm

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Bernard Comment

Château d'eau

résumé

Altermondialistes embourgeoisés, fonctionnaires-fourmis, voisins persécuteurs et clochards philosophes se croisent dans ces cinq nouvelles aussi clairvoyantes que subversives. Et si la Suisse, petite île protégée où on est toujours l’étranger de quelqu'un, était le miroir grossissant de nos aliénations contemporaines ?

Préface de Hans-Ulrich Jost

biographie

Né à Porrentruy, Bernard Comment vit à Paris, où il dirige notamment la collection Fiction & Cie aux éditions du Seuil. Auparavant, il a entre autres travaillé comme chercheur à l'École des hautes études en sciences sociales. En 2011, il est lauréat du Prix Goncourt de la nouvelle pour Tout passe.

Le Matricule des anges

"En cinq nouvelles décapantes, Bernard Comment griffe le vernis de bonne conscience de nos voisins helvétiques et détourne avec sarcasme certains imaginaires surannés et mythologies nationales (…).

Il parvient à convertir autant d’implicites de l’histoire helvétique en de fort justes et malicieuses paraboles, dans une langue qui, présentant tous les certificats de respectabilité, s’ingénie avec d’autant plus de bonheur à en satiriser les non-dits." Etienne Leterrier-Grimal

L'Alpe

"Traducteur et ami d’Antonio Tabucchi, co-scénariste de plusieurs films d’Alain Tanner, chercheur, éditeur, Bernard Comment excelle aussi dans l’art de la nouvelle (il reçut le Goncourt de la nouvelle pour Tout passe en 2011). Les cinq textes de ce petit livre ne sont pas tendres à l’égard de son pays natal, une Suisse confite dans une intolérance et un mépris poli pour tout ce qui lui est estranger. Dans Château d’eau, une dystopie cultivant absurde et ironie, les plus hautes instances helvétiques décident ainsi de retenir les eaux de l’Inn, du Tessin, du Rhône et du Rhin en réponse au renvoi d’émigrés suisses hors de la communauté européenne. Syndrome de l’insularité et du coffre-fort, la Suisse finit bientôt noyée sous sa propre richesse. Grinçant !" Guillaume Lebaudy

Vigousse

"Deux [nouvelles] sortent résolument du lot. D’abord celle qui donne son titre au livre, récit d’anticipation dans lequel la Suisse, en conflit avec ses voisins, construit une muraille sur ses frontières pour empêcher ses cours d’eau d’alimenter les pays limitrophes. Tandis que l’eau monte, les habitants se voient contraints de s’exiler en montagne, transformés en migrants dans leur propre pays, tandis que l’armée se replie dans le réduit national devenu une île.
L’autre histoire remarquable est Le Ficheur, qui s’inspire du scandale des fiches. Lorsque l’administration ouvre ses archives aux citoyens, un militant de gauche est atterré lorsqu’il découvre que son engagement n’a pas suscité le moindre rapport des services secrets. Alors que ses anciens camarades, goguenards, comparent le poids de leurs dossiers comme s’ils se montraient leurs blessures de guerre, le frustré se lance dans un combat pour faire admettre aux fonctionnaires que soit les fiches le concernant ont été égarées, soit elles sont si cruciales qu’elles n’ont pas été déclassifiées. Cette inversion de l’indignation fait merveille et débouche sur une mécanique kafkaïenne bien huilée. Brillant et très drôle." Stéphane Babey

Le Quotidien jurassien

"Des textes où [l’auteur] n’hésite pas à malmener Dame Helvétie, avec piquant certes, mais aussi avec tendresse. Les mots de l’auteur jurassien Bernard Comment ont une telle résonnance, cet automne 2020, qu’il est étonnant qu’ils soient en fait âgés de plus de 20 ans. (…) Scandales des fiches, migration, système économique : avec habileté et à travers des personnages complexes, Bernard Comment décortique les particularités helvétiques. « Pas simple d’être un bon Suisse au-dessus de tout soupçon », estime-t-il. Et aujourd’hui, en ce temps de crise sanitaire, écologique, économique, sociale… La Suisse saura-t-elle tirer son épingle du jeu ?" Julie Seuret

Daily Passions

"Attention à l’écriture, ne vous fiez pas au fait qu’elle peut vous paraître simple, banale. Si elle l’est, c’est grâce au travail de l’auteur. Le travail des orfèvres".

Une chronique de Noé Gaillard à lire en entier ici

Terre et Nature

"Ces cinq nouvelles gardent toute leur pertinence, servie par le regard acéré de Bernard Comment sur la Suisse des années 1990. Une Helvétie qui se fragmente et se polarise entre partisans de l’ouverture ou du repli, défenseurs ou contempteurs de l’armée, du secret bancaire, des traditions ou de la sécurité. La langue est précise, aiguë lorsqu’elle trace le quotidien d’une femme étrangère subtilement ostracisée dans son quotidien (Migrations), puissante pour évoquer ce pays qui décide de retenir pour lui le cours de tous les fleuves qui naissent en son sein (Château d’eau), méticuleuse et dense dans chacun de ces textes." Blaise Guignard

Château d'eau: extrait

Les fourmis de La gare de Berne

Si le monde existe, c’est seulement parce qu’il est trop tard pour calculer.

Witold Gombrowicz

Elle remontait péniblement la rampe en provenance du passage souterrain, tirant derrière elle deux lourdes valises sur roulettes. Le «Pablo Casals» était déjà à quai, mais son départ n’était programmé que vingt-cinq minutes plus tard, à vingt heures quarante-huit, le gros des voyageurs devait encore arriver. Et une nouvelle fois, la ressemblance de Beatriz avec Nathalie m’a frappé au premier coup d’œil, plus nette à cette lumière vespérale, avec le soleil très bas qui faisait ressortir la rousseur dans le blond vénitien. Je me suis précipité pour l’aider, bien que nous nous connaissions peu, un réflexe de galanterie qui m’est resté des bonnes années, l’indigence n’exclut pas la courtoisie. Elle ne m’a d’abord pas reconnu, à cause des lunettes fumées qu’elle porte en toutes circonstances, même à présent que le soleil a disparu et qu’il est encore mal compensé par l’éclairage artificiel, sans doute veut-elle ainsi masquer la rougeur des yeux que lui infligent ses lentilles de contact rendues nécessaires par une myopie doublée d’astigma- tisme, comme elle avait fini par me l’avouer au bout de quelques jours de propos échangés autour de la photocopieuse de la Bibliothèque Nationale. J’ai profité de son moment d’hésitation pour la toiser rapidement, vêtue d’un chemisier de coton jaune cadmium et d’une jupe en lin rouge indien lui descendant jusqu’aux chevilles, dont ne dépassent que ses pieds, assez longs, chaussés de sandalettes en cuir, elle a enroulé un foulard autour de son cou, un beau foulard en lin lui aussi, rouge coquelicot, probablement par crainte des courants d’air.

Lorsqu’elle m’a enfin identifié, faisant glisser ses lunettes sur le bout du nez et plissant les yeux, Beatriz s’est écriée holà! holà! avec beaucoup de gaieté dans la voix et du rire sur son visage. Alors vous aussi vous venez à Barcelone ? C’est magnifique! Esplendido! Elle a répété, secouant la tête, vibrant des mains, esplendido! esplendido !

— Vous avez mal compris, je ne vais nulle part.

— Vous avez accompagné quelqu’un?

— Non plus.

— Alors, qu’est-ce que vous faites là ?

— Rien de spécial. J’observe.

— Ah bon?

— Je vais vous aider à porter vos valises. Vous êtes dans quelle voiture?

— La douze.

— Couchette?

— Non, lit ! Enfin, un compartiment à deux places superposées. Ça demeure assez serré, mais c’est mieux qu’à six personnes entassées l’une sur l’autre.

Pendant qu’elle donnait son billet avec son passeport au contrôleur de voiture et remplissait un formulaire de douane, j’ai rejoint son compartiment de première classe feutrée en portant les deux valises, beaucoup plus lourdes que je ne l’avais imaginé, impossible de les caser les deux dans le recoin prévu à cet effet, à côté de la couchette supérieure. De toute façon, même si j’avais réussi à les soulever jusque-là, ma petite señorita aurait été bien incapable de les récupérer à son arrivée à Barcelone. Je m’étais décidé à ranger tout de même la plus légère des deux, dans l’intention de dégager un peu l’espace, lorsque Beatriz est arrivée, en se récriant.

— Non, pas celle-là, j’en ai encore besoin. Il faut que je prenne mes affaires pour la nuit. Soyez gentil, redescendez-la. C’est toujours le bordel, les filles, hein?

Elle a éclaté de rire, puis elle m’a chuchoté à l’oreille,

— Si tu restais dans le train ?
— Comment ça?
— Oui, si tu venais à Barcelone avec moi !

— Je n’ai pas de billet.

— En clandestin, idiot! Tu te planques quelque part, je viendrai te chercher une fois que le train aura démarré.

— Et la personne qui a réservé l’autre place ?

— Le contrôleur vient de me dire que je serai seule dans le compartiment.

— Mais je n’ai pas mes affaires avec moi, je ne peux pas partir comme ça.

— Justement, tu improvises. C’est plus mar- rant que de tout préparer à l’avance.

Elle m’a à cet instant lancé un beau regard, empreint à la fois de tendresse et de malice. Je ne savais que penser de ses gestes, de ses intentions, de sa façon de passer au tutoiement sans crier gare, alors que je pourrais être son père, et tout à coup ça a pris un tour à peine croyable, dans ce petit compartiment encombré de valises où l’on étouffait parce que la climatisation n’était pas encore enclenchée. Elle a défait son écharpe et retiré son chemisier, d’un geste net, par le haut, en élevant bien les bras, je me trouvais avec ses aisselles touffues presque sous le nez, une odeur âcre de transpiration mélangée à un parfum musqué, et le poil blond et doux comme ses cheveux, ensuite elle a soigneusement plié le chemisier et l’a glissé dans la valise laissée entrouverte sur le lit inférieur, puis elle s’est redressée, dirigeant son regard vers la vitre, et elle a passé lestement ses mains derrière le dos pour dégrafer le soutien-gorge, un «wonderbra » qui faisait rebondir ses seins à présent libérés, de taille moyenne, en forme de poire, deux petites poires délicieuses à sucer, avec des aréoles à peine discernables sur la peau sombre et des tétons rétractés, aucun signe d’excitation, ni d’embarras, percevait-elle seu- lement l’ambiguïté de la situation ? Le soutien-gorge avait rejoint le chemisier dans la valise, elle enfilait pour la nuit un t-shirt avec deux faux seins roses et excentriques imprimés sur les pectoraux. Nos regards se sont alors croisés, je lui ai souri, hochant la tête, elle aussi m’a souri et a levé les sourcils au plafond, comme pour me dire «eh! oui, c’est ainsi», ou «trop tard», ou rien, simplement rien, puis elle m’a fait signe d’aller aux toilettes, de me planquer là, elle viendrait me chercher lorsque le train aurait atteint sa vitesse de croisière. Le contrô- leur avait cependant dû se méfier de mon allure pas très fraîche, il en aura nourri quelque crainte et sera venu vérifier que tout se passait bien, que je n’importunais pas la jeune femme, haussant d’emblée le ton pour m’ordonner de descendre du train, puisque je n’avais pas de titre de transport.

— Mais je n’ai aucune intention de rester dans le train.

— Je pense bien.

— Comment ça, vous pensez bien?

Il arborait un sale sourire narquois. Beatriz, très calme dans un premier temps, a proposé de payer le billet, et n’a même pas tiqué à l’annonce d’un supplément, mais quand elle a sorti une carte de crédit, le type s’est empressé de refuser, non, pas de carte de crédit, d’ailleurs il fallait que je regagne le quai, parce que le train était sur le point de partir, allez, du vent, les voyages c’était pas fait pour les clodos. Là, elle a littéralement explosé d’indignation, le traitant de connard, de flic, bouffe ta bite espèce de brailleur, il aurait mieux fait de se vider de temps en temps les couilles au lieu de déverser son venin de petit frustré et, d’ailleurs, si c’était comme ça, elle descendait elle aussi.