parution septembre 2011
ISBN 978-2-88182-705-8
nb de pages 850
format du livre 140 x 210 mm
prix 36.00 CHF

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Wladyslaw Reymont

La Terre promise (1897-1898)

Traduit du polonais par Olivier Gautreau

résumé

Dans les dernières années du 19e siècle, trois hommes s’associent pour fonder une des plus puissantes fabriques de textile à Łódź. Il y a l’ingénieur et aristocrate polonais Borowiecki, son ami allemand Max Baum, et l’homme d’affaires juif Moritz. Autour de ce trio aux ambitions dévastatrices se dessine une fresque urbaine, morale, sociale et économique d’un des grands centres industriels de la Mitteleuropa. On y découvre une ville cosmopolite, n’obéissant qu’à une loi : l’argent ; des habitants usés par leurs désirs; des femmes qui se vendent et s'achètent ; une humanité qui sombre dans l'enfer.

 La Terre promise, chef d’œuvre de la littérature polonaise,  adapté à l’écran par Andrzej Wajda (La Terre de la grande promesse, 1974), est un des premiers romans européens à mettre en scène le capitalisme amoral, cynique et pragmatique de la révolution industrielle.

biographie

Wladyslaw Stanislaw Reymont (1867-1925) est un des plus grands romanciers polonais du début du 20e siècle. Journaliste et reporter renommé, il adopte dans ses romans un style naturaliste. Ses deux grands romans sont La Terre promise (1899) et Les Paysans (1904-1909). Il sera Prix Nobel de littérature en 1924.

Le Courrier, 10 décembre 2011

« L’aventure capitaliste, à Lodz, en Pologne, de trois associés qui fondent l’une des plus puissantes fabriques de textile de la ville. On y découvre une cité n’obéissant qu’à l’argent, des femmes qui se vendent et s’achètent, toute une humanité avide décrite avec habileté. » 

Le Temps

« La Terre promise vient à son heure : nous nous posons à nouveau la question du pourquoi de la transformation du monde, de sa robotisation, de son vacarme ininterrompu, de sa globalisation. Reymont, en notre ère postmoderniste, conserve toute sa force. »

La Terre promise (1897-1898): extrait

 

Chapitre 1

 

 

Łódź s’éveillait.

La première sirène stridente d’une usine déchira le silence du petit matin et, tout de suite après, dans un tumulte grandissant, d’autres commencèrent à retentir de toutes parts à travers la ville, braillant d’une voix éraillée et insupportable tel un chœur de coqs monstrueux chantant la reprise du travail de leurs gosiers métalliques.

Les longues carcasses noires et les cheminées au cou élancé des usines se découpaient dans la nuit, dans la brume et dans la pluie ; immenses, elles se réveillaient peu à peu et, crachant des flammes de leurs fournaises et exhalant des tourbillons de fumée, elles recommençaient à vivre et à s’animer dans l’obscurité qui enveloppait encore le paysage.

Une fine pluie de mars mélangée à la neige tombait sans cesse en répandant sur Łódź un brouillard lourd et poisseux ; elle tambourinait sur les toits de tôle et s’écoulait directement sur les trottoirs, sur les rues sombres et pleines d’une boue glissante, sur les arbres dénudés, blottis contre de longs murs, tremblants de froid et agités par un vent venu des champs détrempés des alentours et qui s’engouffrait en force dans les artères limoneuses de la ville, secouant les palissades, éprouvant les toitures puis retombant enfin dans la fange, mugissait dans les branches qui fouettaient les vitres d’une maison de plain-pied.

À l’intérieur, une lumière se mit soudain à luire.

Borowiecki s’était réveillé. Il alluma une bougie et, au même moment, le réveil qui indiquait cinq heures sonna énergiquement.

– Mateusz, mon thé ! cria-t-il au valet qui entrait dans la pièce.

– C’est prêt.

– Ces messieurs dorment encore ?

– Je vais tout de suite les réveiller, si monsieur le directeur me l’ordonne, car monsieur Moritz m’a dit hier au soir qu’il voulait dormir plus longtemps aujourd’hui.

– Va les réveiller !

– Ils ont déjà récupéré les clés ?

– Schwarz est venu les chercher en personne.

– Quelqu’un a téléphoné cette nuit ?

– Kunke était de garde, mais il ne m’a rien dit en partant.

– Que raconte-t-on en ville ? demanda-t-il hâtivement tandis qu’il s’habillait plus rapidement encore.

– Oh, rien, sinon qu’un ouvrier s’est fait poignarder sur la place Gajerowski.

– Ce sera tout, va-t-en.

– Et aussi, l’usine de Goldberg, rue Cegielnia, a brûlé. Nos pompiers y sont allés mais tout s’est bien passé, il ne restait que les murs. Le feu avait pris dans le séchoir.

– Et quoi d’autre ?

– Rien de plus, fein[i], tout s’est passé comme sur des roulettes, ricana-t-il.

– Verse-moi du thé, j’irai moi-même réveiller Moritz.

Il finit de s’habiller et se rendit dans les pièces voisines en passant par la salle à manger où une lampe suspendue au plafond jetait une lumière crue et blanche sur une table ronde recouverte d’une nappe où étaient disposés des tasses et un samovar étincelant.

– Max, il est cinq heures, lève-toi ! lança-t-il en ouvrant la porte d’une chambre plongée dans l’obscurité, d’où s’échappa une bouffée étouffante saturée d’un parfum de violettes.

Max ne répondit rien, seul le lit se mit à craquer et à grincer.

– Moritz ! jeta-t-il dans la seconde pièce.

– Je ne dors pas. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

– Pourquoi ?

– J’ai pensé à notre affaire, j’ai fait quelques comptes et le temps a passé.

– Tu sais que Goldberg s’est incendié cette nuit, et ceci absolument « comme sur des roulettes », comme dit Mateusz.

– Pour moi ce n’est pas une nouvelle, répondit-il dans un bâillement.

– Comment étais-tu au courant ?

– Je savais depuis un mois qu’il avait besoin de s’incendier. Je m’étonnais même qu’il tarde tant à le faire, mais la compagnie d’assurance ne lui versera pas d’intérêts pour autant.

– Il avait beaucoup de marchandise ?

– Il en avait beaucoup d’assurée…

– Il a arrondi son bilan.

Ils en rirent tous les deux de bon cœur.

Borowiecki retourna à la salle à manger et but son thé, tandis que Moritz, comme d’habitude, fouillait toute la chambre à la recherche des différentes parties de sa garde-robe en s’en prenant à Mateusz.

– Si tu ne me ranges pas mes affaires correctement, je vais te démolir ta petite gueule et tu pourras t’en faire un calicot rouge.

Morgen[ii] ! cria Max enfin réveillé.

– Tu ne te lèves pas ? Il est déjà cinq heures passé.

La réponse fut couverte par de longs coups de sirène qui retentirent comme s’ils venaient juste du toit de la maison et rugirent quelques instants avec tant de force que les vitres en tremblèrent.

Vêtu de son seul linge de corps et un manteau jeté sur les épaules, Moritz s’assit devant le poêle dans lequel crépitaient joyeusement des briquettes d’anthracite.

– Tu ne sors pas ?

– Non. Je devais aller à Tomaszów ; Weiss m’avait écrit que je lui apporte de nouvelles cardeuses, mais je n’irai pas maintenant. J’ai froid et ça ne me dit rien.

– Tu restes aussi à la maison, Max ?

– Et pourquoi me presserais-je ? Pour aller travailler dans cette boîte sinistre ? D’ailleurs je me suis engueulé avec mon Vater[iii] hier.

– Max, tu finiras mal avec ces engueulades perpétuelles, et avec tout le monde ! marmonna Moritz d’un ton froid et sec en remuant le feu avec un tisonnier.

– Qu’est-ce que ça peut te faire ! cria une voix dans l’autre pièce.

Le lit émit un craquement brutal et la haute silhouette de Max, en sous-vêtements et en pantoufles, parut dans l’encadrement de la porte.

– Justement, ça me fait quelque chose.

– Laisse-moi tranquille, ne m’énerve pas. Dieu sait pourquoi Karol m’a réveillé, et maintenant celui-là qui se met encore à brailler.

Il causait fort, d’une voix basse et sonore.

Il se retira dans sa chambre et, un instant après, en sortit tous ses vêtements, les jeta sur le tapis et s’habilla lentement.

– Tu gâches notre affaire avec tes prises de bec, continua Moritz en resserrant sur son nez sec de sémite son binocle doré qui glissait tout le temps.

– Où ? Quoi ? Comment ?

– Partout. Hier chez les Blumenthal tu as dit tout fort que la plupart de nos fabricants n’étaient que de simples voleurs et de purs escrocs.

– Et comment, je l’ai dit, et je n’ai pas fini de le répéter.

Un sourire mauvais et méprisant passa sur son visage tandis qu’il regardait Moritz.

– Ne dis pas cela, Max Baum, tu n’as pas le droit de parler de la sorte, c’est moi qui te le dis.

– Pourquoi ? demanda-t-il doucement en s’appuyant sur la table.

– Je vais te l’expliquer si tu ne le comprends pas. Tout d’abord qu’est-ce que cela peut te faire ? En quoi cela te concerne que ce soient des voleurs ou des gens convenables ? Nous sommes tous réunis ici pour faire du gesheft[iv] à Łódź, pour gagner beaucoup d’argent. Aucun d’entre nous ne va prendre racine ici. Et chacun gagne sa vie comme il l’entend et comme il le peut. Toi, tu es un rouge, tu es un ponceau radical n° 4[v].

– Je suis un homme honnête, ronchonna celui-ci en se versant du thé.

Borowiecki, les coudes sur la table, avait enfoncé son visage dans ses mains et écoutait.

En entendant cette réponse, Moritz se retourna brutalement, si bien que son binocle tomba et alla heurter l’accoudoir de sa chaise, puis il observa Max, un sourire ironique sur sa bouche mince, lissa de ses doigts fins, auxquels étincelaient des bagues serties de brillants, sa barbe clairsemée et noire comme du goudron, et murmura avec sarcasme :

– Ne dis pas de bêtises, Max. Il est ici question d’argent. Il est important que tu ne colportes pas ces accusations en public, cela pourrait nuire à notre crédit. À nous trois, nous devons monter une usine ; nous ne possédons rien, aussi avons-nous besoin d’obtenir le crédit et la confiance de ceux qui nous l’accorderont. Pour le moment, nous devons être des gens convenables, polis, gentils et bons. Si Bormann te dit : « Łódź, la couarde », réponds-lui alors qu’elle est quatre fois couarde – il faut approuver ses paroles, car c’est un gros fish[vi]. Et qu’as-tu été dire de lui à Knoll ? Que c’était un sombre idiot. Mon ami, ce n’est pas un idiot, il a tiré des millions de sa caboche, il possède ces millions et nous aussi, nous les voulons. Nous dirons d’eux ce que nous voudrons lorsque nous aurons de l’argent, mais pour l’instant nous devons nous taire car nous avons besoin d’eux ; maintenant, que Karol nous dise si je n’ai pas raison. C’est pourtant bien de notre avenir commun que je m’inquiète.

– Moritz a presque entièrement raison, lâcha durement Borowiecki en levant sur Max, encore agité, son regard froid et gris.

– Je sais que vous avez raison, cent fois raison en ce qui concerne Łódź, mais n’oubliez pas que je suis un homme honnête.

– Cliché ! Vieux cliché éreinté !

– Moritz, tu es un juif[vii] méprisable ! s’écria brusquement Baum.

– Et toi, tu es un Allemand imbécile et sentimental.

– Vous jouez sur les mots, proféra froidement Borowiecki, et il commença à mettre son manteau. Je regrette de ne pouvoir rester avec vous, mais je mets un nouvel atelier d’impression en route.

– Sur quoi s’était terminée notre conversation d’hier ? demanda Baum d’une voix maintenant calmée.

– Nous montons une usine.

– C’est parfait, je n’ai rien, tu n’as rien, il n’a rien, dit-il en riant bruyamment.

– Justement, ensemble nous avons tellement de choses, tout ce qu’il faut pour monter une grande usine. Qu’avons-nous donc à perdre ? Il est toujours possible de gagner de l’argent, ajouta-t-il tout de suite après. D’ailleurs, soit nous montons une affaire, soit nous ne montons pas d’affaire. Dites-moi une dernière fois ce que vous en pensez.

– On se lance, on y va ! répétèrent-ils en chœur.

– Et alors, Goldberg s’est incendié ? demanda Baum.

– C’est exact, il s’est fait son bilan. Sacré renard ! Il va gagner des millions.

– Ou bien il finira en prison.

– Ne sois pas stupide ! s’indigna Moritz. Tu peux raconter de telles choses à Berlin, à Paris ou à Varsovie, mais à Łódź ne le répète jamais. Ce sont des paroles désagréables, tu pourrais nous les épargner.

Max ne répondit pas.

La fanfare matinale des coups de sifflets, perçants et irritants, reprit de plus belle.

– Bien, je dois maintenant y aller. Au revoir, chers associés, ne vous disputez pas, allez vous recoucher et rêvez à tous ces millions que nous allons gagner.

– On va les gagner !

– On va les gagner ! dirent-ils à l’unisson.

Ils se serrèrent la main d’une poigne ferme et amicale.

– Il faudra inscrire la date d’aujourd’hui ; ce sera pour nous une date anniversaire.

– Ajoute cette parenthèse, Max : lequel d’entre nous voudra rouler les autres le premier ?

– Toi, Borowiecki, tu es noble, tu as tes armes sur tes cartes de visite, tu as même ajouté ton von sur ta procuration, et de nous trois, tu es le plus grand Lodzermensch[viii] qui soit, chuchota Moritz.

– Et toi, tu n’en es pas un ?

– Tout d’abord, moi, je n’ai pas besoin de parler de ça. J’ai simplement besoin de gagner de l’argent. Vous et les Allemands, vous êtes des peuples doués, mais surtout pour le bavardage.

Borowiecki releva son col, boutonna consciencieusement son manteau et sortit.

Dehors, il bruinait toujours et la pluie tombait à l’oblique, fouettant jusqu’à mi-hauteur les fenêtres des petites maisons qui étaient alignées serrées les unes contre les autres dans cette partie de la rue Piotrkowska et alternaient ici et là avec une immense usine ou un magnifique palais d’industriel.

Sur le trottoir, des rangées de jeunes tilleuls se courbaient convulsivement sous les secousses du vent déchaîné dans la rue fangeuse et presque noire. De rares réverbères ne dispensaient qu’un cercle réduit de lumière jaune où luisait la boue sombre et gluante de la chaussée. Des centaines d’êtres humains défilaient rapidement, dans un grand silence et avec un empressement fiévreux, au son des dernières sirènes qui retentissaient encore.

– On le fait, se répéta Borowiecki en s’arrêtant et en plongeant son regard dans le chaos des cheminées qui se découpaient dans la pénombre ; dans la masse noire, immobile et sauvage de ces usines qui poussaient de toutes parts et qui, dans un silence figé, semblaient élever devant lui leurs épaisses murailles rouges.

Morgen ! lança quelqu’un qui le dépassait en continuant son chemin.

Morgen…, souffla-t-il en ralentissant le pas.

Une multitude de pensées, de chiffres, de suppositions et d’éventualités assaillaient son esprit ; le doute le rongeait ; il était à peine conscient de l’endroit où il se trouvait et du lieu vers lequel il se rendait.

Venus de ces maisons de la périphérie de la ville, entassées comme dans un grand dépotoir, des milliers d’ouvriers se déversèrent soudain, tel un essaim noir et silencieux, des ruelles adjacentes semblables à des canaux embourbés, et ils emplirent la rue Piotrkowska[ix] de l’écho de leurs pas, du tintement de leurs boîtes en fer blanc brillant à la lumière des réverbères, des heurts de leurs sabots à la semelle de bois et d’un tumulte encore ensommeillé assorti du clapotement de la boue sous les pieds.

Ils inondaient toute la rue, arrivaient de toutes parts, envahissaient les trottoirs et traînaient des pieds au milieu de la chaussée pleine de flaques d’eau et de boue noire. Certains étaient massés en tas devant les entrées des usines tandis que d’autres, alignés sur une rangée, tel un grand serpent, disparaissaient de l'autre côté des grilles comme happés peu à peu par une gueule d’où jaillissaient des torrents de lumière.

Des lueurs apparurent à l’intérieur des bâtiments sombres. Les quadrilatères noirs et silencieux des usines s'illuminèrent soudain, comme éclairés par les grands yeux ardents de leurs fenêtres flamboyant par centaines. Des soleils électriques trouèrent aussitôt les ténèbres et se mirent à étinceler, suspendus dans l’espace.

Des fumées blanches commençaient à jaillir des cheminées et à se répandre sur cette redoutable forêt de pierre dont les innombrables colonnes semblaient soutenir la nuit et vaciller dans les tremblements de la lumière électrique.

Les artères se vidaient, on éteignait les réverbères, les derniers coups de sirène retentissaient et le silence, meublé du seul clapotis de la pluie et des bourrasques de plus en plus discrètes, envahissait la rue.

On ouvrait les tavernes et les boulangeries et, ici et là, des lumières brillaient derrière quelque lucarne, sous les combles, ou bien dans des sous-sols où s’écoulait la boue.

À l’intérieur de centaines d’usines, la vie bouillonnait déjà, exténuante et fiévreuse ; le fracas sourd des machines vibrait dans l’air brumeux et se répercutait jusqu’aux oreilles de Borowiecki qui, en se promenant encore dans les rues, observait les fenêtres des usines et les silhouettes noires des ouvriers ou les masses énormes des machines qui s'y reflétaient.

Il n’avait pas envie d’aller travailler. Il était heureux de déambuler ainsi et de songer à cette future entreprise qu’il se voyait agencer, mettre en route et surveiller. Il était tellement plongé dans sa rêverie que, par instants, il pouvait entendre et percevoir, dans l’espace qui l’entourait, cette usine future aussi réellement que si elle avait existé. Il distinguait des piles de tissus, il voyait les bureaux, les acheteurs, le mouvement impétueux qui régnait dans les lieux. Il se sentait flotter sur un océan de richesses.

Il souriait inconsciemment. Ses yeux brillaient d’éclats humides et une joie profonde faisait naître des rougeurs sur son beau visage pâle. Il lissa nerveusement sa barbe trempée par la pluie et recouvra ses esprits.

– Sottises, murmura-t-il avec rudesse, puis il jeta un regard circulaire aux alentours comme s’il craignait qu’il n’y eût un témoin de sa faiblesse passagère.

Il n’y avait personne, mais un jour gris pointait déjà et les contours des arbres, des usines et des bâtiments commençaient à émerger timidement des brumes matinales.

Rue Piotrkowska, des charrettes paysannes arrivaient des confins de la ville en processions lentes ; venant du centre, d’énormes chariots de marchandises chargés de charbon ainsi que des plates-formes transportant du fil, des balles de coton, de la matière brute ou des barriques roulaient avec fracas dans les ornières. Passant à toute vitesse au milieu d'eux, des industriels se rendaient à leurs occupations en calèche ou en cabriolet, ou bien encore un fiacre bruyant amenait un clerc en retard.

À l’extrémité de la rue Piotrkowska, Borowiecki prit sur la gauche une ruelle non pavée, éclairée par quelques lampadaires suspendus à des cordes et par une immense usine déjà en activité. Le long bâtiment de quatre étages brillait de toutes ses fenêtres allumées.

Il passa rapidement une blouse sale et tachée et courut vers son atelier.

 


1 Fein (all. et yiddish) : bon, bien, de première qualité. Toutes les notes sont du traducteur, souvent inspirées de l’édition polonaise de référence, op. cit.

[ii] Morgen (all. Guten Morgen) : bonjour.

[iii] Vater (all.) : père.

[iv] Gesheft (yiddish) : une entreprise, des affaires.

[v] Allusion au colorant rouge cochenille dont la dénomination usuelle est la suivante : E 124. Ponceau 4R, rouge cochenille A.

[vi] Fish (yiddish.) : poisson. Ici, quelqu’un d’important.

[vii] Nous avons choisi dans cette traduction d’écrire « juif » avec une minuscule en respectant les conventions actuelles selon lesquelles les noms des adeptes des religions ou des doctrines sont toujours notés avec une minuscule. Il convient toutefois de rappeler que dans l’Empire russe, les « Juifs » étaient considérés comme une nation. On notait alors « le Juif » lorsqu’il s’agissait d’un membre de cette nation et « le juif » lorsqu’on désignait l’adepte de la religion juive. (Note de l’éditeur)

[viii] Lodzermensh  (all. et yiddish) : homme de Łódź, c’est-à-dire doué en affaires, débrouillard, combinard.

[ix] Rue Piotrkowska : rue principale de Łódź, qui traverse la ville du nord au sud.