parution mars 2018
ISBN 978-2-88927-508-3
nb de pages 368
format du livre 140x210 mm
Le Narrateur et son énergumène
résumé
L’énergumène a décidé de détruire le « Monde ancien ». Son plan ? « Une conspiration fatale » où tout le monde se soulève, les assujettissants autant que les assujettis, les Blancs comme les Noirs. Il s’agit d’abolir le capitalisme, à commencer par les États-Unis. Son arme ? La littérature. Et pour la manœuvrer, le narrateur, que l’énergumène vient chercher dans la petite ville de la Chaux-de-Fonds afin de le convaincre de coopérer. Mais le narrateur est un non-violent, qui met en place une palpitante stratégie pour faire avorter les desseins destructeurs de l’énergumène.
Dernier volet du cycle romanesque de Velan, ce huis-clos cousine avec Beckett et Dostoïevski et atteste brillamment du rôle joué par la littérature aux yeux de l’auteur : une perpétuelle mise en question politique et esthétique.
Né en 1925 à Saint-Quentin, Yves Velan, Grand prix CF Ramuz, est interdit d’enseignement dans le canton de Vaud en raison de son engagement politique dans le Parti communiste – qu’il quittera en 1957. Pendant treize ans, il enseigne la littérature française à l’université d'Urbana, dans l’État américain de l'Illinois. Il revient en Suisse à la Chaux-de-Fonds, par hasard puis par goût.
Son premier roman, Je (Seuil, 1959), pousse aux limites la fameuse introspection romande. Barthes le qualifie d’ « à la fois, roman politique et langage d'une subjectivité éperdue ». Suit La statue de Condillac (Seuil, 1973) et Soft Goulag (Bertil Galland, 1977, Zoé poche, 2017). Velan décide après Soft Goulag d’arrêter de publier mais pas d’écrire. Peu avant sa mort en juin 2017, il accepte la publication du Narrateur et son énergumène, manuscrit devenu mythique à force d’être attendu.
Le Courrier
"Le Narrateur et son énergumène aurait pu échapper à l’histoire de son art, le roman. Ce n’est que peu de temps avant sa mort (…) qu’Yves Velan a accepté que son livre soit publié (…). Il aura fallu quarante ans, et une quinzaine de versions, pour que ce texte ultime nous parvienne. (…) Une durée de décantation et de rétention qui doit au démon de l’exigence et au drame familial dont le roman se fait l’écho (…). Mais peut-être aussi au caractère intrinsèquement inabouti de toute création véritable, qui faisait dire à Paul Valéry : « Il n’y a pas d’œuvre achevée, il n’y a que des œuvres abandonnées. »
(…)
[Le texte est] marqué par une grande exigence de structure et une intertextualité foisonnante. Ecrit dans un style classique, soumis à l’impératif d’une lisibilité constante, il illustre à merveille la conception de Kundera sur l’œuvre mémorable : « Selon moi, les grandes œuvres ne peuvent naître que dans l’histoire de leur art et en participant à cette histoire. » "
Lire l’article de Maxime Maillard en entier ici
La liberté
" Dans son dernier roman, Le Narrateur et son énergumène, récemment paru à titre posthume, l’auteur est fidèle à lui-même : il surprend, déconcerte, et met son lecteur à l’épreuve. Dans un huis clos où l’on perçoit les influences de Beckett et de Dostoïevski, un personnage nommé « le narrateur » subit la pénible visite de « l’énergumène ». Ce dernier, terroriste à ses heures, essaie de convaincre son hôte de participer à son plan maléfique : détruire le capitalisme et ses bastions, en commençant par les Etats-Unis. Il s’ensuit alors une joute verbale sans limite, où le bon sens frôle le délire, où l’humour corrosif devient addictif, où les monologues sur les libertés sexuelles épicent le côté subversif du roman. D’une plume de maître, Velan joue avec la langue et navigue avec brio entre souplesse poétique et vulgarité mordante. A la fin, nous sommes ébahis devant ce roman policier habilement construit. Attention, lecteurs sensibles s’abstenir ! " Charly Rodrigues
Le magazine littéraire
"Yves Velan avait sans doute prévu que sa mort installerait autour de son ultime roman une épaisseur étrange, un silence, un vide propice à la lecture d'un livre inclassable, tant il impose une vision du monde inédite doublée d'une redéfinition des procédés romanesques. (…) À la fois autobiographie, réflexion politique, exercice littéraire ambitieux et nourri de références, en particulier aux écrivains russes, ce roman posthume mélange les genres avec bonheur. (…)
L'auteur, devenu ici personnage, reçoit la visite d'une sorte de demi-fou, comme on en trouve chez Dostoïevski. Cet exalté, émule de la bande à Baader, fomente une révolution universelle et définitive. Première mission : détruire les États-Unis. Pour y parvenir, il entend se servir du talent littéraire de son hôte. Mais quel rôle peut bien jouer la littérature dans ce dessein apocalyptique ? L'écrivain est-il la personne appropriée ? Quant à ce terroriste antinietzschéen, qui se tient en deçà du bien et du mal, est-il le diable, le libérateur, ou les deux à la fois ? Au-delà de ces interrogations, Yves Velan ramène sans cesse son lecteur à l'essentiel : un livre peut-il influencer le destin collectif ? Pour ce qui concerne la révolution, elle commence peut-être par la lecture de ce curieux chef d'œuvre. Allez savoir." Serge Sanchez
Le blog littéraire de Philippe Renaud
"Dès qu’on en a goûté les premières pages, on a qu’une envie, dévorer la suite ! (…)
Je m’émerveille de la très rare richesse du roman, au foisonnement réglé de ses divers récits de longueurs et de sujets, de styles et de tempi très divers, de l’organisation musicale de l’ensemble aux plans thématique, mélodique, harmonique, rythmique, contrapuntique. Et, comme chez les meilleurs compositeurs, il y a une progression dans la diversification, dans le tempo, dans l’attente du lecteur. Du tout grand art, une sorte d’évidence que j’ai bien de la peine à définir. Peut-être que je gagnerais en clarté si je disais, comme l’enseigne le philosophe Alain Badiou, que le mot juste est celui de vérité. Je crois que ce roman est vrai, comme Jacques Mercanton répondit naguère à la question de France Musique jouant sur les sens d’entendre : « La musique de Monteverdi, comment l’entendez-vous ? – Je l’entends comme la vérité », réponse à première écoute obscure, mais qui s’éclaire si l’on considère que la vérité, au sens d’Alain Badiou, n’est pas l’inverse du mensonge, mais un événement."
Une étude approfondie de Philippe Renaud à lire ici
La Gruyère
"Autant le dire d’emblée : l’exigence [de l’auteur] atteint ici des sommets. A chaque fois que l’on croit s’accrocher à une trame simple, le texte nous emmène dans des sphères inattendues. On découvre des couches supplémentaires, une structure complexe qui entremêle les genres, les styles, les niveaux de lecture. Il y a là du roman noir à l’américaine, un dialogue à la Jacques le fataliste de Diderot, mais aussi un versant pamphlétaire et d’innombrables références culturelles. (…)
L’individu face à la société, la question du Mal (qui renvoie souvent, ici, à Dostoïevski), le rôle essentiel de la culture : nombre de thèmes chers à Velan se retrouvent dans Le narrateur et son énergumène. Mais jamais sans doute n’était-il allé aussi loin dans sa réflexion sur la littérature, sur le pouvoir de l’écriture, de l’imagination (qu’il divise en «fictive» et «réelle»). (…)
De digressions en concepts, Le narrateur et son énergumène n’évite pas un certain hermétisme, qui n’a jamais effrayé Velan. Mais il va plus loin que la savante machinerie intellectuelle. Il y a de l’humour (une dimension constante de cette œuvre) et de l’émotion, avant tout à travers cet ami du narrateur, un écrivain nommé Yves Velan. Qui, au final, va jouer un « rôle apparemment de rien et effectivement capital »." Eric Bulliard
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En attendant Nadeau
"Le narrateur et son énergumène, repris et travaillé pendant des décennies, est à la fois un roman admirablement écrit, une réflexion politique sur nos sociétés, et surtout une vertigineuse exploration des possibles de la littérature.
(…)
S'[il] évoque Diderot par son titre et la souplesse impeccable de son écriture, Dostoïevski innerve tout le roman. Les frères Karamazov sont mentionnés plusieurs fois, mais la situation romanesque rappelle plus encore Les démons et, Pascal Antonietti le souligne dans sa préface, en latin ecclésiastique, le terme d’ « énergumène » avait le sens de « possédé du démon ». Les deux traductions du titre de Dostoïevski sont concentrées en un seul mot du titre de Velan.
(…)
En acceptant que soit publiée l’œuvre sur laquelle il a travaillé pendant quarante ans, Yves Velan nous offre un grand livre, à la fois classique et inquiet, vibrant, un roman profond, grave et drôle, questionnant l’écriture littéraire elle-même."
Lire l’article de Sébastien Omont en entier ici
Daily Passions
"Imaginez un écrivain en pleine phase créatrice et cherchant sa voie au milieu des mots, évitant les écueils et qui soudain est interrompu par un énergumène qui prétend lui imposer des pistes d’écriture pour son roman. Et cela au nom du fait qu’il faut sauver l’humanité. Et le moyen, provoquer une révolution aux États-Unis en poussant les noirs à la révolte…
[Si] vous pensez « érudition, philosophie » et [que] vous vous dites « ce n’est pas pour moi », et bien vous vous trompez, cela se lit avec grand plaisir comme si cela coulait de source. Et si le préfacier parle de Diderot, pour ma part je vous renvoie à Montaigne." Noé Gaillard
Le Temps
"Le narrateur et son énergumène offre une fascinante expérience de lecture. Vertigineux, drôle souvent, burlesque parfois et tragique aussi, politique, mélancolique et savant, il a atteint, au cours de sa longue maturation, une sorte de perfection formelle qui vient clore magnifiquement le cycle des trois romans précédents." Isabelle Rüf
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Soft Goulag (Poche) (2017, Zoé poche)
Dans un univers au dernier stade du capitalisme, marqué par la pensée unique et l’« in-différence », un thésard, lobotomisé comme le monde qu’il décrit, raconte une journée exceptionnelle d’Ad et Ev, un couple lambda qui obtient le privilège rare de faire un enfant, avant de se voir finalement contraint de renoncer à sa chance, trop lourde à assumer financièrement.
En parallèle, Velan emploie cette trame absurde pour mener une véritable étude sociale et confronter ses personnages à des situations échappant au cadre du « soft goulag » dans lequel ils sont enfermés.
Pour raconter cet univers qui n’est pas sans rappeler 1984 ou Le Meilleur des mondes, l’auteur use d’un style insolite, dégénéré et gauchi par la monosémie, faisant correspondre exactement la forme au propos de son récit.
Préface de Pascal Antonietti, postface de Philippe Renaud
Le Narrateur et son énergumène: extrait
Il y a un problème du commencement. Car ou bien il est dû à la vanité, et elle peut être irréparable ; ou bien au hasard et par conséquent je n’y suis pour rien, mais je ne crois pas au hasard; ou alors il a toujours eu lieu, pour ainsi dire, il n’attendait que le décret d’en-Haut, je n’y crois pas davantage. Il est vrai que l’événement surnaturel est celui que rien ne laissait présager et quant à cela ma matinée avait été rigoureusement habituelle; je me suis levé tôt, j’ai marché mon heure; La Chaux-de-Fonds est une petite ville, isolée entre deux pentes, mais aussi en altitude, de telle sorte qu’on est tout de suite sur les hauteurs, des plateaux herbeux. La route qui les traverse est étroite et malaisée et, comme il neige ou pleut chez nous la majeure partie de l’année, je suis peu dérangé. Le seul incident notable est le tesson de bouteille que j’ai ramassé et tenu en main jusqu’à ce que je trouve une poubelle. À aucun moment, je n’ai ressenti de trouble ou d’avertissement, je ne m’occupais que d’atteindre à la pureté de ma pensée. À midi, repas frugal.
Et certes, j’ai eu la poitrine serrée par l’imminence mais c’était comme chaque jour, lorsqu’à deux heures je me suis rendu dans mon cabinet de travail pour me livrer à l’obstination.
Je me suis demandé d’abord s’il fallait allumer. Allé bravement à ma table de travail, qui est poussée contre la fenêtre, elle-même sans rideaux, je jugeai que la clarté était suffisante; le brouillard était remonté à la hauteur des toits. La saison est en avance, pensai-je, le mois d’avril commence à peine et déjà la neige n’est plus qu’au bord des trottoirs ou dans les rues peu passantes. Une neige cartonnée et noire. Noirâtre. D’ailleurs traversée de filaments gris, ou grisâtres; alors cartonnée ou filamenteuse, mais l’un va-t-il sans l’autre, le cartonné, si on le regarde avec soin, n’est-il pas filamenteux. J’enrageai. J’étais en train de me disséminer avant même de me mettre à l’ouvrage et pour qualifier, un peu platement, une neige qui ne figurait pas dans mon roman au point où j’en suis, peut-être n’y figurerait jamais.
On dira qu’il s’agit de confidences et qu’elles sont toujours hors de propos. Je demande qu’on attende un peu. On verra alors que je fais un récit qui concerne l’humanité entière ; et par conséquent je ne dis rien que de nécessaire, quand j’apparais, je suis seulement un fait parmi d’autres. Ainsi il importerait peu que j’écrive un roman, s’il ne jouait son rôle dans les événements en cours, ou plutôt la tentative d’un roman continuellement avortée. Et c’est avec quoi je dois d’abord en terminer et on a vu que l’affaire était mal engagée. L’effroi dans lequel je m’approche de ma table n’est pas propre à l’affermir.
J’estimai qu’il valait mieux suspendre mon train et je m’appliquai à un exercice faussement futile, dont j’attends d’être apaisé, une patience. Au bout d’un moment que je déplaçais les cartes, l’image de mon attente dans le café se reforma, puis mon verre d’eau-de-vie de prune, et maintenant Bernadette, et en même temps ce que je savais devoir craindre: pourquoi «elle parut sur le seuil» plutôt que n’importe quelle façon de dire que Bernadette était entrée dans le Buffet de la gare? «Elle avait ouvert la porte», «elle laissa la porte se refermer derrière elle», «je la vis dans l’entrebâillement de la porte», donc maintenant les tournures ne cessent de s’enfanter. Or toutes se valent. Écrire est absurde. Les parois de mon cerveau se durcissent. Cette crise est de durée très variable.
Heureusement, je n’ai pas d’amour-propre. Je n’ai pas non plus de point de vue, qui me protégerait de la désorganisation de l’arbitraire. Je manque de cette forme orbitale, accordée par l’ange aux élus, dont se déduiraient même les écarts, le mot se trouvant décidé par la phrase, la phrase s’arrêtant selon la convenance des parties, ce naturel serait délicieux. Au lieu de quoi les mots deviennent comme des choses et j’en perds la simple intelligence. Parfois, l’après-midi s’achève que je ne suis pas sorti de ce piétinement. Cependant il est achevé, j’ai donc gagné le droit de boire. Du vin. Rouge.
— voilà qui est surprenant, dira-t-on.
Et je suis loin d’en avoir ni avec mes déboires. Il n’est pas moins vrai que je suis un homme à part, ainsi que j’aurai d’autres occasions de le signaler.
Le plus souvent, l’obstination arrive à ses fins, si peu soit-il. Cependant, si je n’éclaire pas le nom qu’ont pris mes usages particuliers, on ne comprendra pas de quoi je parle, et précisément l’obstination: je ne dis pas que je suis un écrivain ou que je compose des livres ou rien de si haut, mais que « je me livre à l’obstination » ; par quoi j’entends que je travaille, non sans héroïsme ou stoïcisme, à des romans auxquels je ne peux donner corps. Autre dénomination qui s’ensuit: ces romans, je ne les écris pas, je les «trace», ils durent le temps de se défaire, leur matière est fragile, crayeuse, si j’ose dire. Il y aurait aussi la «Compatibilité», elle viendra à son heure; ou ne viendra pas, puisque je ne rapporte rien que de nécessaire. Pour l’instant, il s’agit de mes déboires.
Celui qui vient est pire.
Eh bien voici, je manque le vécu. Encore doit-on mesurer cette perte, qui est toujours cruelle, à ma capacité, qui est immense. On va avoir une idée frappante de la singularité que je viens d’évoquer. Je suis doué d’une imagination ardente comme il y a peu d’exemples, l’imagination, n’est-ce pas la faculté de rendre le vécu plus vécu que lui-même? Or je n’arrive pas à la réaliser. Ainsi le matin, dans l’expansion de la marche, je conçois des narrations entières, abstraitement ? Non, je vois au contraire les événements qui s’articulent, quels incidents seront à élaborer, le contenu des dialogues et même des phrases déjà formées. Or, en ce moment de l’après-midi où j’ai besoin que la visitation se dépose, elle n’est pas à proprement parler disparue mais il n’en reste que ses contours ; je dirais que mon imagination est toute verticale, elle s’élance vers le ciel, elle ne prend pas son espace. Et dire que dans de tels instants où j’imagine, il m’arrive d’excéder les limites du mental, je vois même apparaître des monstruosités, dont je m’étonne, car je suis l’homme le plus normal qui soit.
À ce point, on se demandera à quel livre je suis attelé. La question est judicieuse, mais elle se confond avec mes mécomptes.
J’ai terminé jadis un livre, un roman, je l’ai terminé; je l’ai publié moi-même, j’entends: avec mon argent ; l’argent de ma femme, n’est-ce pas un pénible, un probant souci de vérité? Donc autant la dire jusqu’à la fin : le loisir de l’obstination aussi je le dois à ma femme, alors qu’en ce moment je devrais être à un travail quelconque; elle m’a quitté et elle m’a laissé une rente. Quant au livre, c’était avant la naissance de mon fils, tout est là. Il fut si complètement passé sous silence que je ne sais qu’en penser, tantôt qu’il est néant, tantôt qu’il est grandiose, quand mon imagination devient fantastique. Et si moi-même ne le sais pas, il est inutile de le demander aux autres. Mais je ne laisse pas d’avoir l’hésitation inverse: si je ne le vois pas hors de ce qui est moi par les autres, comment le saurais-je? Passons, à partir de là je me suis chaque fois arrêté avant le terme. (Je devrais peut-être expliquer la Comptabilité). Si pourtant on se méprenait sur mes désirs, on serait injuste: il n’a jamais été question de notoriété, de succès encore moins, de récompense d’aucune sorte; l’obstination, je l’ai toujours conçue saintement, le mot est excessif, voire impie; sous l’angle, disons d’un certain ascétisme, je me satisferais de finir un livre.