parution mai 2015
ISBN 978-2-88182-947-5
nb de pages 450
format du livre 140 x 210 mm

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Ru Freeman

Les Enfants de Sal Mal Lane

Traduit de l'anglais par Christine Raguet

résumé

Sal Mal Lane ? C’est une ruelle à Colombo, Sri-Lanka, dans laquelle vivent des familles cinghalaises et tamoules. L’emménagement de Mr et Mrs Herath et de leurs quatre enfants, très réveillés et bourrés d’imagination, va renforcer les liens entre tous. Nous sommes entre 1979 et 1983. La guerre civile est sur le point de faire exploser le pays. Ce roman raconte essentiellement du point de vue des enfants les cinq années de coexistence paisible, joyeuse, sensuelle, colorée, néanmoins pleine de petites cicatrices et de méchancetés humaines. C’est aussi une histoire sur la capacité qu’ont les hommes à surmonter les tragédies, un roman de résilience qui se lit comme une grande saga familiale et historique.

biographie

Ru Freeman est née à Colombo dans une famille d’écrivains et de garçons. Elle fait ses études aux Etats-Unis. Elle écrit pour l’Asian American Literary Review et le Huffington Post. On Sal Mal Lane est son deuxième roman.

Le Courrier

« Inconnue jusqu’ici des lecteurs francophones, l’écrivaine sri-lankaise Ru Freeman possède bien des chances de s’y bâtir un nom, maintenant que son roman Les Enfants de Sal Mal Lane (en version originale anglaise, On Sal Mal Lane) sort en français chez Zoé. A la lecture, chacun comprendra que le livre a mérité le prix Janet Heidinger Kafka qui l’a distingué en 2014. D’abord parce que les personnages de ce roman – qui tient autant de la saga ­familiale que du récit historique et réaliste – se révèlent, tous autant qu’ils sont, très attachants. Ensuite, parce que le lecteur est transporté dans un microcosme coloré et joyeux, sur une île qui a ­souvent exercé un certain pouvoir de fascination sur les Occidentaux, Ceylan (la République du Sri Lanka), ce pays dont la silhouette dessine une larme ou une goutte d’eau dans l’Océan Indien. (…) En somme, le roman dépeint avec chaleur et brio la capacité de l’être humain à surmonter les catastrophes, qu’elles sévissent à l’échelle d’une famille ou d’un Etat. » Marc-Olivier Parlatano

Le Temps

" (...) C’est un témoignage prenant et inquiétant sur la force de la rumeur, des préjugés, des croyances, qui dépasse le cadre du Sri Lanka pour atteindre à des mouvements universels. Bien souvent, on pourrait remplacer tamoul par juif, dans les discours de peur et de mépris des Cinghalais. Sal Mal Lane donne ainsi une autre vision de cette île que les lecteurs du Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier connaissent comme un réservoir de dangereux maléfices. (...)" Isabelle Rüf

www.francisrichard.net

« (…) Tous les personnages de Sal Mal Lane, quelle que soit leur importance, quels que soient leurs défauts ou leurs qualités, prennent de la consistance sous la plume de Ru Freeman. Qu'ils commettent des méfaits ou de bonnes actions, ils ne sont jamais vus de manière manichéenne. Ils sont humains tout simplement, et par là même attachants.

Une fois le livre refermé, tous les survivants de Sal Mal Lane semblent continuer de vivre. Ils ont acquis une existence propre. Sans doute parce qu'ils ont surmonté ensemble des épreuves et qu'en dépit des vicissitudes ils ont su renouer avec des solidarités naturelles et conserver en eux, vaille que vaille, la flamme de l'espérance. » Francis Richard

Le Monde des Livres

« (…) La romancière sri-lankaise Ru Freeman (née en 1967) éclaire ainsi, par le biais de cette jeunesse, candide mais pétrie d’a priori, la fabrication de la haine interethnique. Sans jamais toutefois renoncer à l’humour ni à la tendresse pour ses personnages. » Véra Lou Derid

Atelier 9

Les Enfants de Sal Mal Lane, de Ru Freeman :

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Par l'Atelier 9

Les Enfants de Sal Mal Lane: extrait

Ce soir-là au dîner, dans deux des maisons, les conversations se déroulèrent avec une certaine similarité, révélant les mêmes soucis et inquiétudes.

– Ma, Jith et Mohan vont devenir soldats et se faire tuer ! annonça Sonna. Il se tenait trop loin pour entendre quel était l’objet de l’agitation au cours de cette conversation, mais toute l’histoire lui était parvenue de seconde main, lorsqu’il avait attrapé Rose par ses nattes, un style de coiffure introduit par Rashmi, et l’avait menacée de les couper, chose qu’il n’avait pas faite depuis si longtemps qu’elle en avait presque perdu la tête et qu’elle lui avait tout sorti dans le moindre détail.

– Pauvre Dolly. Qui va l’emmener en Australie maintenant ? l’avait taquiné Rose.

– Je me demande bien ce que Jith peut lui trouver, dit Sonna. Elle n’ira jamais en Australie de toute façon. Qui va emmener une folle de son espèce ?

Il se mit à pleuvoir pendant qu’il parlait et, Dieu merci, Dolly n’entendit pas la fin de ce qu’il disait. L’averse les assourdit tous en tombant sur ces parties du toit qui avaient été renforcées avec des feuilles de takarang.

– Rose, sors les seaux, dit Francie Bolling, en élevant la voix. Il y a une fuite dans la chambre de Sonna et dans la cuisine. Vérifie aussi dans les autres pièces. Il faudra peut-être prendre un faitout s’il y a d’autres fuites.

Une goutte d’eau tomba sur la table à cet instant précis, suivie d’une série rapide. Sonna se précipita dans la cuisine pour aller chercher un faitout. Assez rapidement, la pluie s’installa :  elle ne tombait pas verticalement, mais des rafales d’eau fouettaient la maison et leur fracas était de temps à autre accentué par le bruit net et l’écho des gouttes isolées qui tombaient dans le profond récipient.

– Dites donc ! Heureusement qu’on est tous à la maison, dit Francie Bolling. Avec cette pluie, pas question de rester sec dehors, même sous un grand parapluie. Ça arrive de partout.

– Mama ! dit Dolly, proche des larmes et peu soucieuse des fuites du toit et des gens pris sous la pluie. Mohan dit que les Tamouls s’apprêtent à nous attaquer !

– Les Tamouls ? beugla Jimmy Bolling. Pourquoi diable est-ce qu’ils nous attaqueraient ? S’ils veulent attaquer quelqu’un, ils attaqueront les crétins du gouvernement.

– Jimmy Bolling avait l’habitude de traiter tous les hommes politiques de n’importe quel gouvernement, de n’importe quel parti, de crétins. Pensait-il que ce groupe particulier de politiciens méritait d’être attaqué ou pensait-il qu’ils n’étaient rien d’autres que des crétins bons à être attaqués, personne ne le savait.

– Mohan dit qu’on devrait arrêter de fréquenter les Tamouls de l’impasse. Les Niles, les Nadesan, tous. Même Raju ! pleurnicha Dolly.

Rose, qui était de retour après avoir accompli sa mission, s’affala dans son fauteuil.

– Ces Silva. Ils peuvent jamais être tranquilles, il faut tout le temps qu’ils soient en colère après quelqu’un, dit-elle d’un ton apaisant.

Francie Bolling soupira. Elle regarda Sonna essuyer des miettes sur la table et les faire tomber par terre et elle ne l’arrêta pas ni ne dit qu’il devrait se lever pour tout balayer immédiatement à cause des fourmis. Il se leva, remit le vase de fleurs en plastique, des roses rouges et des lys, qu’elle déplaçait du centre de la table pendant les repas, et bien que dans sa hâte il renversât sur le sol un peu du sable du vase, elle ne fit pas davantage de remarque. Elle empoigna le verre de vin bon marché que Jimmy Bolling s’était procuré pour leur consommation et regarda Dolly.

– T’inquiète pas, Dolly doll, tu pourras quand même aller en Australie, j’en suis sûre, quand tu seras assez grande.

Elle resta silencieuse quelques instants, songeuse face à son verre de vin.

– On s’entendait si bien. Dans cette impasse. Les filles étaient contentes, les garçons étaient contents.

Ses yeux croisèrent ceux de Sonna au moment où elle disait cela, elle modifia donc sa déclaration et ajouta : « La plupart du temps », ce qui ne l’excluait pas, lui, mais ne l’incluait pas non plus.

– On s’entendait si bien, même Raju devenait convenable et voilà maintenant cette histoire de Tamouls. Je sais pas pourquoi ces garçons Silva sont comme ça.

– Les Herath avaient fait un si beau cerf-volant, il faut dire, ajouta Rose dans le silence déprimant qui suivit. Et ils ont même pas eu le temps de bien le faire voler avec toutes ces histoires de soldats et d’armées.

Il y avait quelque chose qui augurait mal dans les paroles de Sonna qui suivirent :

– Ils feraient bien de faire attention, sinon les gars des bidonvilles d’Elakandiya pourrait bien le foutre par terre.

Sur ces mots, la discussion dériva vers les divers problèmes que pose la proximité d’un bidonville plein de baraquements juste derrière la route principale ; au moins, il y avait un sujet sur lequel tout le monde était d’accord dans la maison. Même Sonna, qui connaissait plusieurs garçons de son âge qui habitaient là-bas et qui l’appelaient leur ami, trouva le moyen de dire qu’il souhaitait voir le bidonville détruit et les habitants relogés ailleurs. Certains de ses complices là-bas semblaient passer plus de temps en prison que dehors, et il n’avait pas envie de suivre la même voie, toutefois, tant qu’ils continuaient à habiter si près de sa maison, il ne savait pas comment échapper aux alliances qu’il avait faites avec eux.

Chez les Herath, après la même annonce à propos de l’intention des garçons Silva de s’engager dans l’armée, Mrs. Herath secoua la tête. Elle servit aux enfants de la salade de fruits réfrigérée que Mrs. Niles leur avait envoyée, mangues, papayes, bananes, tous coupés en dés identiques, et saupoudrée d’une très légère touche de vanille et de sucre. Elle était délicieuse et elle aurait préféré ne pas avoir à parler des Silva à cet instant précis. Ses enfants, cependant, ne furent pas dissuadés par cette agréable douceur.

– Mohan a dit qu’il s’engagerait le premier et Jith suivrait plus tard, dit Nihil.

Mrs. Herath s’assit avec sa coupe de salade de fruits, résignée à l’idée que cette discussion autour des Silva allait perturber leur soirée.

– Ils sont assez grands pour prendre ce genre de décision, dit-elle, et ce n’est pas comme s’ils avaient des chances d’entrer à l’université, malheureusement. Je suppose que c’est mieux que de rester chez soi à ne rien faire et à s’attirer des problèmes.

– Mais se battre, c’est bien un problème, Amma, dit Devi, en criant pour couvrir le bruit de la pluie qui commençait juste à tomber, passant en un instant de quelques petites gouttes, chacune avec son propre tintement, à une assourdissante pluie torrentielle qui couvrit le son de sa voix. Tu nous dis tout le temps de ne pas nous battre.

Nihil, Suren et Rashmi se levèrent et coururent dans toute la maison fermer les fenêtres et dégager les fauteuils des bords de la véranda, s’arrêtant brièvement pour regarder la pluie, couleur ardoise qui tombait, furieuse, en suivant une oblique, comme le dessin qu’un enfant, pressé de l’achever, griffonnerait à coups de crayon. D’ordinaire, ce serait pour eux le signal leur indiquant de sortir des vieux morceaux de carton, d’arracher des feuilles aux cahiers afin de se mettre à fabriquer des bateaux en papier qui pourraient partir des fenêtres et suivre les petites rigoles nettes qui longeaient la maison ; ils dégageraient les vaisseaux détrempés à l’aide de petits bâtons et de règles passés entre les barreaux des fenêtres depuis la sécurité de leurs chambres, bien au sec. Mais ce n’était pas une conversation ordinaire et Nihil, en particulier, voulait clarifier toute erreur de perception que Devi avait pu faire quant à la nature du commentaire de Mohan.

– Il s’agit de se battre d’une autre façon, dit Nihil après qu’ils furent tous retournés à table. Avec des armes.

– Je sais que c’est avec des armes. Je sais qu’être soldat, ça veut dire avoir des armes, répliqua Devi, vexée.

– Est-ce que c’est vrai qu’il va y avoir la guerre avec les Tigres Tamouls ? demanda Rashmi, prenant l’affaire en main et regardant droit dans les yeux son père qui était assis près de la table d’échec en laiton et lisait un journal qu’il avait certainement déjà lu.

C’était le genre de question que les enfants Herath posaient rarement à leur père. C’était le type d’ouverture par laquelle il musarderait, à une vitesse atrocement lente, les entraînant par ci, et par là, en passant par d’obscurs faits et anecdotes historiques jusqu’à ce que, des heures plus tard apparemment, leur mère vienne à leur rescousse en les sommant sur un ton tranchant de faire une corvée pénible qui leur paraissait délicieuse en comparaison. Pourtant à ce moment-là, ses frères et sa sœur trouvèrent que Rashmi avait posé une de ces questions qui ne peuvent être évitées. En soi, cela était déconcertant.

– Humm, commença Mr. Herath, mais il fut réduit au silence par de longs éclairs qui illuminèrent tout l’extérieur comme les lumières stroboscopiques des signaux de détresse. Tous, y compris les adultes, se couvrirent les oreilles de leurs mains pour anticiper le tonnerre qui allait suivre. Une fois que ce fut passé, Mr. Herath reprit la parole.

Vous avez entendu parler du TULF, le Front de Libération Tamoul Uni ? Tous les partis politiques tamouls sont maintenant réunis sous cet unique nom. Ils sont arrivés sur le devant de la scène en 1977. Vous étiez trop jeunes pour vous en souvenir, dit-il, en regardant Nihil et Devi à tour de rôle. Son front se plissa lorsqu’il regarda Rashmi. Peut-être même toi, Rashmi, tu étais trop jeune. Mais c’est cette année-là qu’ils ont obtenu dix-huit sièges au parlement et qu’Amirthalingam est devenu le leader de l’opposition…

– Mon dieu, oui, interrompit Mrs. Herath. Je me souviens même de mon Amma en train de maudire Mrs. Bandaranaike. Elle a dit : Voyez ce qui arrive quand on vote pour ces gens de gauche ? Maintenant le leader de l’opposition est un Demalā ! Elle était tellement contrariée par tout cela !

– Tu ne devrais pas les appeler des Demalās, dit Devi, en pensant à Raju en particulier. C’est pas gentil.

Mrs. Herath fit claquer sa langue, tchah, un peu désolée. Un Demalā veut seulement dire un Tamoul, ajouta-t-elle, en caressant les cheveux de sa fille. Ce n’est qu’un mot. Nous, nous n’avons pas de problèmes avec les Tamouls après tout.

Devi s’éloigna de sa mère, convaincue qu’elle était consciente du caractère intentionnellement dépréciatif de l’inclusion de ce terme cinghalais ambigu dans sa phrase. Même le terme Tamouls n’était pas bien, pensa Devi. Il y avait quelque chose dans la façon dont ce terme effaçait les subtilités de ses relations nuancées avec Raju et Kala Niles pour les fondre dans un ensemble qu’elle ne reconnaissait pas, qui la contrariait.

– En tout cas, ce n’était pas leur faute, à ces Tamouls, s’empressa de dire Mrs. Herath. C’est la faute du SLFP. S’ils n’avaient pas fichu la pagaille dans ce pays avec toutes leurs absurdités communistes entre 70 et 77, alors les Tamouls ne seraient pas entrés au gouvernement.

Que ceci suffise à excuser le commentaire sur les Demalās n’était pas clair parce que Mr. Herath reprit la parole après une assez brève digression en soutien au SLFP, à son chef Mrs. Bandaranaike, et la politique nationaliste si dénigrée par sa femme.

– Les partis tamouls ont véritablement gagné du pouvoir après s’être réunis à Vaddukoddai, un an avant les élections de 1977, et avoir adopté une résolution annonçant leur soutien à un état indépendant. C’est ça qui a conduit à la victoire d’Amirthalingam, dit-il et il tira une grosse bouffée sur sa cigarette. De grandes promesses à la jeunesse tamoule si le TULF gagnait un pouvoir significatif.

– Alors, est-ce qu’il va y avoir une guerre ? demanda Nihil, saisissant l’occasion de parler au moment où son père tirait longues bouffées sur sa cigarette.

Comme d’habitude, il ne s’intéressait pas à ces détails. La seule chose qu’il voulait savoir c’était à quelle éventualité il devait se préparer et préparer Devi.

– Quand est-ce qu’elle va commencer ? Est-ce qu’il va y avoir des combats ? Est-ce qu’ils vont fermer les écoles ?

Mr. Herath continua, à sa façon, comme si rien n’avait été dit qui puisse interrompre le flot de ses pensées.

– En 1975, Vellupillai Prabhakaran tua un ancien député, qui était également maire de Jaffna. Cet homme avait fait beaucoup de bien pour le peuple dans cette région. Il leur avait obtenu de meilleurs prix pour produits agricoles, il avait construit des routes, construit le stade. Il tira encore plusieurs bouffées et réfléchit à la meilleure façon de décrire les complexités de la politique communautaire et de la guérilla à ses enfants qui, tous les quatre, le regardaient avec une calme intensité, Nihil et Rashmi en particulier. Suren écoutait, mais son écoute était de l’ordre du réflexe, n’exigeant pas de réponse, mais n’étant pas non plus prête à accepter les choses au pied de la lettre ; il quitterait la discussion en ayant tiré ses propres conclusions. Mr. Herath laissa ses yeux aller se poser sur sa benjamine qui semblait disposée à entendre de lui quelque chose de simple, quelque chose de compréhensible qu’elle pourrait relier à sa propre vie, à ses propres frivolités et, bien sûr, Raju. Un peu anxieux, il leva les yeux vers le plafond, puis il choisit une version simplifiée, édulcorée, de la vérité.

– Prabhakaran, dont le seul et entier principe était le combat armé, n’était pas satisfait de tout cela parce que le maire était membre du parti de Mrs. B, le SLFP, et qu’il était favorable aux procédures parlementaires. Alfred Duraiappah. C’était son nom.

– Le pauvre homme, lança Mrs. Herath. Est-ce qu’il n’était pas en train d’entrer dans un kovil hindou pour aller prier au moment où il a été tué ? Tu te rends compte comme c’est méchant de tuer un homme qui se rend au temple ?

Elle appuya son front sur le bout des doigts d’une main en prononçant ces paroles, s’imaginant la situation.

Les enfants aussi se l’imaginèrent, chacun selon son âge et son interprétation, Suren voyant le maire de Jaffna décapité à l’aide d’une épée qui réfléchissait le soleil, sa tête roulant en direction des marches d’un kovil hindou aux couleurs éclatantes, orné de statues de dieux et de déesses ; Nihil se le représentant poignardé, un Et tu, Brute aux lèvres ; Rashmi, à cause de toutes les conversations sur les soldats plus tôt dans la journée, voyait Mr. Duraiappah abattu par un peloton d’exécution. Il n’y a que Devi qui imaginait le maire intact et sans marque, tout simplement vivant un moment, mort le suivant.

Comme ses enfants, Mr. Herath ne dit rien pendant un moment, méditant sur la vilenie du meurtrier et au penchant de sa femme pour couper la parole.

– En tout cas, finit-il par dire en soupirant, la résolution de Vaddukoddai enflamma la jeunesse tamoule et en 1977, nous avons connu ces émeutes.

L’électricité eut quelques soubresauts et rendit l’âme à cet instant précis, à la suite d’une autre série d’éclairs et de tonnerre. Il y eut un frisson général et beaucoup de collisions les uns dans les autres, de même que les habituels cris de peur et de joie de Devi, jusqu’à ce que Kamala apporte une lumière vacillante sur la table, la bougie collée sur le couvercle d’un bocal rempli de cumin, chose pour laquelle on la réprimanda ; il fut ensuite remplacé par un bocal vide retourné qui avait autrefois contenu, comme le déclarait la vieille étiquette en lambeaux, de la confiture de baels.

Les yeux fixés sur la lumière douce, Suren se souvint avoir entendu parler des émeutes. Il avait neuf ans et deux garçons tamouls de sa classe avaient commencé à se battre à propos de la question de savoir qui était à l’origine de tout cela. Un des garçons, il ne parvenait pas à se souvenir de son nom, disait que c’était la faute des policiers cinghalais qui exigeaient qu’on les laisse assister à un défilé de carnaval sans tickets, quelque part dans le Nord. L’autre garçon, Pradeep, avait dit non, ce sont les Tamouls qui ont commencé par frapper les policiers cinghalais. La chose que Suren n’avait pas pu réussir à comprendre c’était pourquoi pouvait-on être aussi en colère à cause d’un carnaval qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas de tickets, si en colère qu’on en arrive à donner des coups de matraque, à piller, à tuer, comme le racontaient les garçons.

Mr. Herath s’adressa à Suren :

– Tu te souviens, Putha, quelques années plus tard, quand nous sommes allés participer à un tournoi d’échecs à St. John à Jaffna, de la tension qu’il y avait dans l’air ?

Suren n’avait rien remarqué dans l’air. Il avait regardé l’océan, dont les eaux ondulaient en dessinant sur des kilomètres des petites vagues d’un bleu moucheté de vert qu’il n’avait jamais vu ailleurs. Un morceau de musique lui était venu pendant qu’il observait le mouvement du soleil sur les galets et le sable lisse au fond de l’eau. Une chanson chantée par une mère à propos de son fils dont le père est inconnu. L’idée que les coquillages qu’offre un père et les perles qu’offre l’autre pourraient faire ensemble un collier pour parer le même enfant l’apaisa, surtout au milieu des dérives de cette conversation particuière du dîner :

 

veralen kiri kavadi soya kenek puthuta gena denava

thavath kenek paata paata pabalu kaden gena enava

e kavadiy e pabalui eka noolaka amunanava

evaayin havadi sadaa puthuge ine palandinava