parution mars 2008
ISBN 978-2-88182-612-2
nb de pages 224
format du livre 140 x 210 mm
prix 30.00 CHF

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Ama Ata Aidoo

Désordre amoureux

Traduit de l'anglais par Eloïse Brezault et Catherine Tymen

résumé

 

Il y a plusieurs années, alors que j’étais un peu plus sage que je ne le suis maintenant, j’ai affirmé dans une interview écrite que je ne pourrais jamais raconter une histoire d’amour qui se passerait à Accra. Parce qu’il existe autour de nous des choses bien plus importantes sur lesquelles écrire ? Cette histoire est donc la preuve que je n’ai pas tenu parole ! En effet, elle évoque la vie et les amours d’une jeune femme plutôt privilégiée, en compagnie d’autres personnages – à Accra. Elle n’est pas censée contribuer à un quelconque débat, même actuel. Esi, une jeune femme qui supporte mal les contraintes de son mariage, décide de divorcer pour se consacrer pleinement à son travail. Elle tombe alors passionnément amoureuse d’Ali, un musulman déjà marié. Quand elle devient sa seconde épouse, la flamme du début cède le pas à des problèmes que sa raison n’avait pas envisagés et qui heurtent profondément ses sentiments. Loin de tout exotisme de pacotille, ce roman acquiert, par son sens aigu de l’observation, son analyse fine et ironique et son rythme alerte, une dimension universelle.

biographie

 

Née au Ghana en 1942, AMA ATA AIDOO est une grande figure du féminisme africain. Auteur de romans, de pièces de théâtre, de poèmes, elle a reçu plusieurs prix, dont le Commonwealth Writers Prize for Best Book en 1992. Bien qu’elle soit très connue dans le monde anglophone, ses romans n’ont jamais été traduits en français.

Désordre amoureux: extrait

 

1.

Esi était furieuse contre elle-même. Elle n’avait pas à faire tout le trajet jusqu’aux bureaux de la Linga Whatever. La voiture, bien sûr, cala plus d’une fois en route et, bien sûr, les autres conducteurs se montrèrent peu compatissants. Ils klaxonnèrent et quelques chauffeurs de taxi lancèrent leurs obscénités habituelles sur les « femmes au volant ».

En dépit de sa position arrêtée sur la question, pourquoi ne pouvait-elle jamais empêcher ses collègues d’imaginer que, chaque fois que la secrétaire était absente, elle pouvait prendre la relève ? Et pis encore, pourquoi ne pouvait-elle pas éviter de tomber dans ce piège ?

— Est-ce que je peux vous aider ?

Elle fut légèrement surprise. Après avoir garé sa voiture et franchi une porte ouverte, elle s’était étonnée de se retrouver dans un bureau vide. Elle avait regardé sa montre et constaté qu’il était déjà bien plus de dix-sept heures. Elle se demandait donc comment le bureau pouvait être encore ouvert, tout en se réprimandant silencieusement, lorsque la voix résonna.

Elle leva les yeux sur un très beau visage. Son propriétaire aussi savait qu’il avait un beau visage, et d’autres avantages encore. Mais Esi n’était pas d’humeur à faire attention aux visages, ni à se laisser charmer par des hommes conscients de leur charme.

— Je travaille au Département des statistiques urbaines, commença-t-elle, essayant de ne pas montrer son irritation. Je dois assister avec deux de mes collègues à une conférence jeudi, à Lusaka…

— Euh, continua-t-elle, je crois que normalement c’est votre agence qui s’occupe de toute l’organisation des voyages de notre département. Mais notre secrétaire s’est fait porter pâle ce matin, et puisque nous ne savons pas quand elle sera suffisamment rétablie pour revenir travailler, nous avons pensé que peut-être je pouvais passer mettre les choses au point.

Mais il n’y a rien de grave à ça, n’est-ce pas ? voulait-il lui demander. Cependant, il la pria à voix haute de le suivre dans son bureau. À l’intérieur, Esi sentit immédiatement la fraîcheur de l’air climatisé et ne put s’empêcher de frissonner.

— Je vous en prie, asseyez-vous, proposa l’homme en lui indiquant un siège parmi le mobilier de bureau bas et plutôt luxueux qui occupait le centre de la pièce. Elle le remercia intérieurement de ne pas lui avoir demandé de s’asseoir près de son imposant bureau. La chaise voisine était haute et n’avait pas l’air très confortable. Elle s’assit et poussa un soupir de soulagement. Il se glissa dans le fauteuil qui lui faisait face. Puis se releva d’un bond.

— Pardonnez-moi, dit-il d’une voix presque traînante. Je m’appelle Ali Kondey, et je suis le directeur général de la Linga… Je veux dire de cette agence… Pourrais-je avoir le plaisir de savoir à qui je m’adresse ?

Ce fut au tour d’Esi de se sentir confuse.

— Oh, je suis désolée, je ne me suis pas présentée. Je m’appelle Esi Sekyi.

Ils se serrèrent la main.

Toujours debout, Ali demanda à Esi s’il pouvait lui offrir quelque chose à boire. Elle fut presque tentée de demander un verre d’eau, mais y renonça. Elle se demandait, puisqu’elle était venue trop tard pour que sa visite soit utile, pourquoi ne pas simplement quitter ce bureau au plus vite et rentrer à la maison avant la nuit ? Elle fit part de ses pensées à Ali, qui fut un peu déçu, mais jugea qu’il ne devait pas réitérer l’invitation.

— Puis-je m’asseoir ? demanda-t-il à Esi qui trouva la question tellement saugrenue qu’elle éclata de rire.

— Qu’y a-t-il de drôle ? demanda-t-il, l’air vraiment perplexe.

— C’est votre bureau, et manifestement, votre chaise.Pourquoi me demander si vous pouvez vous asseoir ?

— Eh bien, voyez-vous… commença-t-il à expliquer, avant de s’interrompre.

Ce qui le rendait toujours triste, dans la communication avec autrui, c’étaient les barrières que les diverses expériences coloniales semblaient avoir dressées entre les différents groupes d’Africains… surtout quand il s’y heurtait dans ses relations avec les femmes. À présent assis, il ajouta sans grande conviction :

— Peu importe. Mais pour en revenir à ce que vous disiez tout à l’heure… savez-vous si votre secrétaire a déjà fourni des informations précises à mes employés, comme la date à laquelle vous désirez partir et celle à laquelle vous pensez revenir ?

— Oui, je crois qu’elle a dû tout envoyer. J’avais juste l’intention de venir vérifier les billets et les vols.

Esi parlait, mais elle avait la nette impression qu’Ali ne l’écoutait pas vraiment.