parution août 2018
ISBN 978-2-88927-574-8
nb de pages 272
format du livre 140x210 mm

où trouver ce livre?

Acheter en version eBook :
en Suisse / en France

Christian Haller

La Musique engloutie

Traduit de l'allemand par Jean Bertrand

résumé

Dans La Musique engloutie, Christian Haller explore un pan mythique de son histoire familiale, l’enfance de sa mère dans le Bucarest florissant de 1920 : des premières années idylliques qui ont brutalement pris fin avec l’exil en 1926 et ont laissé une blessure jamais refermée. Pour soulager sa mère vieillissante, « apprendre pourquoi elle s’est éteinte de son vivant comme une espèce de l’ère primaire », Haller décide de partir à son tour pour la Roumanie. Là, il rencontre un passé plus récent, celui de l’ère Ceaușescu. Objets, matières et textures, architecture et photographies sont autant de moyens pour voyager dans le temps, pour revivre l’Âge d’or de la Mitteleuropa ou les années noires de la Seconde Guerre mondiale puis de la dictature. La Musique engloutie réinvestit de manière chatoyante les grands bouleversements qui ont secoué l’Europe du XXe siècle, en mariant la petite histoire à la grande.

biographie

Né en 1943 à Brugg en Suisse, Christian Haller est biologiste et écrivain. Considéré aujourd’hui comme l’une des voix majeures de la scène littéraire suisse alémanique, il a reçu plusieurs distinctions dont le Prix Schiller 2007 et le Prix des arts du Canton d’Argovie en 2015.

Marie Claire Edition Suisse

"Nullement engloutie, mais au contraire prégnante, nostalgique ou virevoltante, la musique qui s’échappe de ce récit d’exil a tous les accents d’une valse à trois temps. Celui d’abord de l’exil pour la mère roumaine de l’écrivain, puis ceux du passé et du présent se télescopant lors du « voyage de mémoire » qu’il fait à Bucarest, tombée de guerre en dictature – et qui lui réserve un accueil inoubliable de contrastes et de contradictions. Le grand roman familial d’un excellent écrivain !"

Encres Vagabondes

"Ce roman familial qui remonte et explore le temps sur plusieurs générations, de l’Allemagne à l’Autriche puis de la Roumanie à la Suisse, est l’occasion d’un panorama des grands bouleversements qui ont secoué l’Europe du XXe siècle vu à l’aune de la petite histoire d’une famille bourgeoise.  De lui, le narrateur parle peu, mais de son grand-père, son arrière-grand-père, de l’oncle Alfred le plumassier pour chapeaux, de l’ami des parents dit ‘oncle Mendel’ et sa femme, il brosse un tableau haut en couleur. (…) À travers ce périple et ce retour sur le passé, c’est aussi la mémoire même que l’auteur interroge. Celle personnelle des souvenirs de sa mère mais aussi du grand-père, de l’oncle Mendel, celle d’un monde aussi enfoui et disparu que celui bien plus ancien qu’il étudie à son travail, celle collective du peuple roumain (…)

La méthode suivie par Christian Haller pour reconstituer à partir de fragments l’histoire de sa famille mais aussi celle de la Roumanie et de toute la Mitteleuropa qui lui sert de décor sur plus d’un siècle est aussi tendre et affective que méthodique et scientifique. (…) Au sens de l’observation, à la rigueur du raisonnement et la précision des descriptions s’ajoutent des réminiscences olfactives (café turc et cigarettes orientales), visuelles (photographies, motifs du carrelage et de tissus, vêtements), gustatives (poivrons grillés, courgettes au yaourt) qui, avec simplicité, pudeur et émotion, viennent harmonieusement croiser les interrogations philosophiques.

Ce roman de Christian Haller publié en allemand en 2001 est le premier volume d’une Trilogie du souvenir dont la suite reste à traduire. Après avoir refermé ce roman aussi historique que familial, aussi sociologique et philosophique qu’intime, face à la force qui s’en dégage, on reste fort impatient de pouvoir renouveler cette immersion singulière avec les tomes suivants."

Lire l'article de Dominique Baillon-Lalande en entier ici

RTS- La Première

"Qu’est-ce qu’un souvenir ? Quelle place a-t-il sur notre ligne temporelle ? appartient-il au passé, au présent ou déjà au futur ?

Un souvenir se construit parfois comme une collision puisque le temps ne s’arrête jamais. Et peut-être bien que le présent n’existe pas, puisqu’il est l’exacte jonction du passé et de l’avenir.

C’est ce qu’on se dit en lisant les livres de mon invité de ce jour qui, dans son dernier ouvrage, revient sur les souvenirs de deux Roumanies différentes, dans une quête du passé qui nous emmène à travers les bouleversements du 20ème siècle en Europe.

Mais à quoi servent donc tous ces souvenirs d’un passé révolu ? (…)"

Christian Haller était l’invité de Mélanie Croubalian dans l’émission « Entre nous soit dit ». A réécouter ici

La Liberté

"C’est un voyage en Roumanie que propose Christian Haller dans La musique engloutie. Une escapade dans les souvenirs de sa mère, qui a quitté Bucarest en 1926, et qu’il raconte comme s’il y était, dans une langue sublime. Il confronte cette vision impressionniste à sa propre visite du pays, à sa réalité, aux goûts et aux couleurs qu’il décrit avec tant de poésie en usant de sa seule imagination («ce jaune que j’avais toujours connu et que je voyais pour la première fois»).

Evoquer un nom de rue ou scruter une photographie aide l’auteur alémanique à emprunter les raccourcis de la ligne du temps, à passer de l’âge d’or de la Roumanie aux heures sombres de son histoire. Le vieillissement de sa mère, dont la mémoire s’effiloche, rend urgente cette quête du passé. Splendide."  Tamara Bongard

En attendant Nadeau

"(...) Le roman de Christian Haller n’est pas une simple enquête sur le passé de sa famille, sur la quinzaine d’années vécue à Bucarest. Les personnages bien réels qu’il a connus ou qu’il rencontre sont aussi prétexte à remonter le temps, à observer la succession des époques et à s’interroger sur ce qui se transmet d’une génération à l’autre. Ce qui change et ce qui reste : la famille aussi, microcosme de l’espèce humaine, subit les lois de l’évolution. On retrouve l’antique métaphore du fleuve pour figurer le temps qui s’écoule, mais c’est un fleuve bien réel, chargé de son aura légendaire : le Danube, pas aussi bleu qu’on le dit, sur lequel se sont connus jadis la grand-mère et le grand-père, passagers de ces bateaux qui tanguent comme tangue la vie en un roulis sans fin qui ouvre et ferme le roman."

Lire l’article de Jean-Luc Tiesset en entier ici

Le Phare

"1926 : la famille S. quitte Bucarest pour rentrer en Suisse. Pour la mère du narrateur, aujourd’hui vieille dame égarée, la grande maison bourgeoise est restée à jamais le lieu de la nostalgie, de l’enfance perdue, d’un monde préservé et endormi. Que signifie la musique tonitruante qui vibre dans sa tête et l’empêche de penser ? Son fils, archéologue, se penche sur les strates de ce passé. Il se rend en Roumanie pour retrouver les souvenirs de sa mère, mais c’est un pays dévasté par la guerre, la déportation de ses Juifs et la dictature qu’il découvre. Premier tome d’une trilogie familiale, ce roman prend appui sur les photographies, les objets, les vestiges du passé pour en reconstituer une vérité mouvante."  Isabelle Rüf

Le Monde des Livres

"Dans ce récit précis et inspiré, l’auteur (né en Suisse en 1943) tisse, dans la Roumanie post-Ceausescu, souvenirs personnels parfois teintés d’imaginaire, avec ceux des grands bouleversements dont les traces ressemblent souvent à des empreintes de bottes." Pierre Deshusses

Le Quotidien (Luxembourg)

"Christian Haller entreprend le voyage où [son histoire de famille] a commencé – dans la Roumanie des Ceausescu. Au fil des pages toutes empreintes de mélancolie, de nostalgie, transpire cette Musique engloutie au temps de la Mitteleuropa. Ressurgissent aussi les temps noirs de la Seconde Guerre mondiale et de la dictature communiste. Un texte personnel, universel…"

La Musique engloutie: extrait

– Ça tangue, dit madame S., plantée tout en haut de la passerelle, la main posée sur le revers de sa veste en lin, l’ombre de son chapeau à large bord sur les yeux. Grand-mère avait le regard dur et fixe, comme si elle s’était résolue à ne plus avancer d’un seul pas, pour protester contre les circonstances troubles et incertaines qui avaient conduit à ce voyage en bateau, « une vraie balançoire », comme elle l’avait prédit et comme le confirmait maintenant le frottement de la coque du navire contre le bois de l’embarcadère.

     – Oui, ça tangue, dit le monsieur en costume sombre, le chapeau posé bien droit sur son visage allongé dont le menton pointu flottait entre les ailes du faux col. Oui, ça tangue, répéta le monsieur qui deviendrait mon grand-père, mais ça va s’arranger. Et il dit cela à mi-voix, comme à son habitude, sans trop remuer ses lèvres douces et sensuelles surmontées d’une moustache blonde qui lui donnait de la virilité, mais sur un ton empreint peut-être d’un soupçon de résignation. Grand-père se pencha en avant, saisit la poignée de la valise cousue dans un cuir de vache épais et garnie de serrures en laiton, une valise large, mais pas trop encombrante, et il la souleva sans doute de cette manière dévouée et résolue que plus tard – bien plus tard – j’aurais encore souvent l’occasion d’observer.

 

On eût dit qu’un filtre jaune avait été appliqué devant les projecteurs pour éveiller des sentiments nostalgiques et me replonger plusieurs dizaines d’années en arrière. C’est peut-être pour cela que, lors de mon passage dans les locaux du port de Dhaka, j’eus l’impression d’évoluer dans une scène filmée du passé. Les reflets lumineux, les images éclatantes du fleuve qui se détachaient dans l’embrasure des portes, le halo sonore, tout cela emplissait l’espace d’une atmosphère qui m’évoqua de façon inattendue l’embarquement de la famille S., et je me retrouvai subitement à leurs côtés, même si je dois avouer qu’à cette époque, je n’avais encore jamais mis un pied en Roumanie. Mais cette lumière de Sadarghatt, port fluvial sur le Buriganga, me rappela si fort les récits de ma mère que j’intégrai tout naturellement leur architecture dans mon imaginaire, empruntant ces installations – comme cela se pratique au cinéma – à un pays du Sud, en l’occurrence le Bangladesh, pour les transposer à Giurgiu au bord du Danube. Je le fis avec la certitude soudaine d’une réminiscence : tel avait dû se passer cet instant où ma mère avait quitté, pour toujours, la Roumanie où elle avait grandi.

 

Le bâtiment portuaire s’étalait le long de la berge, séparé par la rue des hangars et des échoppes ; c’était une construction rectiligne, sans fioritures, qui brillait au soleil, tels les champs de blé à perte de vue que mes grands-parents avaient traversés avec leur progéniture pour se rendre de Bucarest à Giurgiu. Trois marches menaient de la rue grouillante de monde aux portes du hall où étaient installés des tourniquets et où l’on vendait des billets d’entrée. Des mains aspiraient avec avidité l’argent déposé sur les tablettes crasseuses, tendaient un coupon qui donnait le droit de pénétrer dans le bâtiment portuaire, et l’on pouvait alors s’avancer parmi les marchands et les voyageurs en attente. 

     Grand-père déposa un billet de banque devant le contrôleur, pour lui et sa famille, avec la lenteur et la concentration qui le caractérisaient ; rien n’aurait pu provoquer chez lui une précipitation inconsidérée et contraire à la distinction dont il ne se départait jamais dans la vie.

     Lorsqu’il eut rangé son portefeuille dans sa ceinture, il fit un pas de côté, laissa d’abord passer Ruth, puis Curt et Grand-mère, souleva la valise, la fit passer sous la barrière et, après s’être redressé et avoir rajusté son pince-nez d’un geste bref mais énergique, il posa la main sur la barre métallique du tourniquet et la poussa d’un quart de tour, marquant ce moment du sceau de sa chevalière ; nous étions en 1926, la famille S. quittait définitivement la Roumanie, aucun de ses membres ne la reverrait plus, et Grand-père avait décidé, cette fois-là, de voyager posément, dans un cadre digne de leur condition et d’en savourer le plaisir, c’est-à-dire en bateau, en remontant le Danube de Giurgiu jusqu’à Vienne. On voulait rallier la Suisse tranquillement et d’une façon qui, en dépit de toutes les incertitudes liées à l’avenir, ne laisserait planer aucun doute sur leur rang social.

 

Et dans cette scène filmée du passé, où j’évolue moi aussi, la famille S. pénètre dans le bâtiment portuaire, une salle sans fenêtre, ouverte au niveau du toit, côté fleuve, par un mur ajouré et des ouvertures en losange qui laissent pénétrer la lumière du soleil, projetant des taches aveuglantes et imprécises sur le sol et sur le mur, hachant de bandes bleues l’air poussiéreux. En comparaison avec le bruit de la rue, le hall semble presque silencieux. Les murs transmettent certains sons, ce qui donne à la salle une solennité insolite. Les bancs qui sont disposés à intervalles réguliers dans l’axe central ne sont occupés que par de rares voyageurs, alors que des groupes entiers sont massés sur des couvertures étalées par terre, les femmes avec un fichu sur la tête, les hommes en pantalon bouffant, au milieu de paniers. Ces gens voyagent, du moins peut-on le supposer, parce que les circonstances, la pauvreté et la misère les forcent à se déplacer, et le monsieur en costume sombre et chapeau de paille sur la tête, qui, sans leur prêter attention, passe devant l’un de ces groupes aux visages émaciés, pourrait lui aussi témoigner du caractère ambivalent des voyages s’il n’était fermement décidé, ce jour-là, à envisager le sien comme un pur et simple agrément, bien qu’il ne partît pas non plus de son plein gré. La valise à la main, marchant un pas derrière Grand-mère et les enfants, il traverse le hall au bout duquel brille la sortie vers l’embarcadère, un carré de jour lumineux.

 

Le fleuve s’étirait paresseusement dans la plaine, et la lumière brumeuse de l’après-midi donnait à l’eau un reflet qui en apaisait la surface, la figeait presque, lui donnant un aspect métallique quasi menaçant pour les berges, comme si quelque chose d’inéluctable émergeait, une plaque d’acier graisseux qui rappelait l’hiver 1917. C’est du moins la perception qu’en avait monsieur S., qui jetait un regard panoramique sur les alentours en déplaçant son lorgnon doré entre le pouce et l’index, tandis que Grand-mère voyait avec appréhension les masses d’eau enfler puis, au contact des courants contraires, creuser des séries de remous, motifs instables et changeants qui engendraient, à un rythme implacable, des vagues au souffle court. Elle aussi ressentit quelque chose d’inéluctable en regardant le fleuve, sous son canotier fleuri à voilette. L’eau se mouvait de droite à gauche, et elle sentit ce balancement se répercuter dans sa tête, sentit qu’une roue se mettait en mouvement sous ses cheveux relevés, qu’une tige de transmission bien droite commençait à tourner, et son estomac se souleva sous son corset. Elle allait être prise de ces fameux vertiges qui confirmeraient ce dont elle était convaincue avant même leur départ : 

– Nous aurions dû prendre le train, comme les autres fois.

Mais le monsieur qui deviendrait mon grand-père avait déjà la valise à la main et s’apprêtait, avec les deux enfants, à descendre la passerelle qui menait au bateau.

 

Je vois ma mère comme une petite fille en robe blanche, avec un gros nœud dans ses cheveux blonds, elle marche à côté de ses parents, les jambes nues et halées, les pieds dans des sandales. Encore quelques pas et elle passera la porte, se fondra dans la lumière de cet après-midi-là, disparaîtra à jamais d’une façon qui reste pour moi mystérieuse et me laisse en proie aux conjectures, descendra la passerelle – selon toute vraisemblance – et fera une découverte qu’elle m’a souvent racontée : l’ample fleuve qui glissait dans le paysage, ce Danube dont on lui avait tant parlé, il n’était pas bleu, mais jaunâtre. Et peut-être est-ce à cause de cette attente naïve qui l’avait tant déçue que je l’imagine comme une fillette de cinq ou six ans, alors qu’au moment du départ de Roumanie, elle était déjà une demoiselle de dix-sept ans.

     Mais les flots étaient jaunâtres et, sous son canotier, Grand-mère levait les yeux vers le bateau dont le moteur était sous pression et qui tanguait malgré sa taille, tandis que ma mère scrutait l’eau par-dessus la rambarde usée à force d’être empoignée, que son frère Curt pressait le pas tant il lui tardait de descendre dans la salle des machines, là où dominaient les odeurs de suie et d’acier graisseux, où luisait la clarté du brasier et où la flamme jaillissait par le fourneau de la chaudière quand le chauffeur ouvrait la porte pour y pelleter du charbon. La sirène retentit, un tremblement secoua la coque du navire, des vagues éclatèrent contre le quai, et Grand-mère, du haut de la passerelle, face au carré d’ombre de la sortie, prit la résolution qu’au moment où son élégante chaussure toucherait le pont, elle irait directement s’allonger dans sa cabine et n’en ressortirait plus de toute la durée du voyage. Grand-père, depuis l’échelle de coupée, voyant l’eau entre la coque et le mur du quai, ressentit le caractère particulier et décisif de ce moment, songeant déjà à la comptabilité et aux billets du voyage. Avec une pointe de contrariété, il s’adressa à la silhouette élancée et vêtue de blanc de sa fille qui, hésitante, posait sa main sur la rambarde : 

– Nous sommes en Roumanie. C’est à Vienne que le Danube est bleu. Pas ici en Roumanie.