parution avril 2009
ISBN 978-2-88182-643-6
nb de pages 128
format du livre 210 x 140 mm
prix 23.00 CHF

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Joël Jakubec

Le Marchand de glaces

résumé

Jouer les prisonniers dans un camp de la dernière guerre? Plusieurs se sont portés volontaires. Mais est-ce bien un jeu ? Pour combien de temps précisément ? Et sont-ils vraiment volontaires ? Très vite, le héros ne le sait plus, le lecteur non plus.

Ouvrir une tranchée, puis la refermer : la poussière et la boue sont partout, y compris dans le regard des détenus. Le héros pioche, encore et encore. Ses pensées vaquent. Il se souvient de son enfance, de la tendresse de sa mère, de son séjour à Berlin juste à la fin de la guerre. Il se rappelle sa visite d’un camp de concentration et du marchand venu régaler les visiteurs pour qui l’important désormais était d’avoir sa glace à lécher. Au fil des jours, des semaines, voire des mois, il observe, légèrement extérieur à la scène : avec leur accord tacite, les « joueurs », de volontaires, sont passés à prisonniers tout court.

L’appréhension du présent et de l’avenir est sombre dans ce récit. C’est la pioche qui donne le rythme aux pensées, et donc aux phrases. Des images étincelantes jaillissent pourtant, tels ces lézards téméraires qui batifolent au premier rayon de soleil, ou ce ciel qui s’ouvre brièvement pour laisser échapper des morceaux de paradis.

biographie

D’origine germano-slave, Joel Jakubec est né en Suisse. Théologien et très engagé dans une recherche éthique relative à l’écologie, il a écrit plusieurs ouvrages sur ce sujet et un essai, Kafka contre l’absurde

Le Marchand de glaces: extrait

 

Comment cela a-t-il commencé ? Cette question le tenaillait. Elle le tourmentait tandis qu’il s’épuisait à piocher des heures durant, les deux pieds solidement plantés dans la boue, les jambes légèrement écartées, le regard rivé au sol. Elle l’accompagnait pendant la pause et les repas, l’isolant des autres prisonniers tous absorbés par de futiles propos. Elle piégeait son sommeil pour l’abandonner, sans force, au petit matin.

Comment ça a commencé ? Y a-t-il eu en haut lieu un conflit de pouvoir, un malentendu, et de son côté aurait-il commis par ignorance ou négligence une erreur, lui aurait-on menti ? Si le défilé des événements quotidiens semblait dorénavant répondre à une évidente nécessité, la cause de ce qu’il vivait jour après jour, et avec d’autres dont il ignorait le nom et le nombre, lui échappait peu à peu. N’ayant plus ni initiative ni responsabilité, sinon d’obéir, il avait le temps de ruminer, c’était la seule liberté qui lui restait. Ses pensées pouvaient suivre des chemins contournés, buissonniers, et prendre parfois, malgré les conditions, un tour ludique qui le surprenait. N’avait-il pas lu un jour qu’un prisonnier, isolé sous d’autres cieux, avait tenu le coup en jouant aux échecs, sans adversaire, sans échiquier, tantôt gagnant, tantôt perdant ?

Mais toujours la même question revenait : comment se noue - où se trame, quand il croyait distinguer une volonté agissante et déguisée - la chaîne, d’abord ténue, qui sans bruit enclôt les individus ? Un travailleur au chômage serait-il la cause d’une tempête sociale et politique ? ou faut-il plutôt en chercher l’origine dans le fait qu’un fonctionnaire, perdu dans un obscur bureau, languissant des années durant dans l’oisiveté, afin de se distraire finit par mettre au point une méthode rapide pour estampiller les enveloppes permettant de congédier un employé ? ou encore la raison de cette tempête se cache-t-elle dans le fait que ce fonctionnaire, perdu dans un obscur bureau, languissant des années dans l’oisiveté et inventeur afin de tuer le temps d’une méthode rapide pour estampiller les enveloppes permettant de congédier un employé, s’était vu autrefois contraint de quitter un emploi qui l’eût amplement occupé ? Enfin, faut-il chercher l’étincelle créatrice de cette méthode rapide pour estampiller les enveloppes permettant de congédier un employé dans le clin d’œil érotique d’une femme s’étant trouvée un certain jour au sortir de cet obscur bureau où languissait un fonctionnaire ? Quand on comprend comment ça a commencé, c’est déjà trop tard; les événements, impatients, s’enchaînent selon une démarche débridée et débordent les causes et les signes qui les annonçaient.

 

Depuis le temps qu’il piochait, il avait l’impression d’avoir toujours vécu dans ce camp, son horizon s’était rétréci, ses souvenirs aussi qui ne cessaient de le tourmenter. Au retour du labeur, pelle et pioche sur l’épaule, malgré la fatigue aucun détail des lieux ne lui échappait. Ce n’était toutefois pas la première fois qu’il parcourait un camp : alors boursier d’une université du pays, il avait volontiers accepté l’offre d’un étudiant, rencontré lors d’un débat politique houleux, de lui faire visiter la région qu’il habitait.

- Surtout, faut absolument que tu voies ça, toi qui te piques d’histoire et de philo, sans quoi tu ne comprendras jamais comment la machine s’est mise en marche. Tu ne comprendras rien au monde présent.

Voulant le persuader, il avait ajouté :

- Le camp n’est pas loin. C’est intéressant, tu verras. Et puis ça peut toujours servir.

- Que veux-tu dire par là ?

Il avait souri, et coupé court.

- On annonce le beau. A demain, huit heures à la gare. Après, si tu as encore faim, je connais une auberge où nous mangerons des knedliky. Et leur bière, tu m’en diras des nouvelles!

Comme les autres, ils étaient venus en train tracté par une vétuste locomotive à vapeur qui fumait, peinait et sifflait. Puis à pied, comme les autres aussi, ils avaient suivi, en silence, la route qui sillonne la plaine sous un ciel étendu, le fleuve n’est pas loin. Auparavant, il avait découvert dans une revue d’histoire quelques photos des camps de la dernière guerre qui lui permettaient d’imaginer l’état d’esprit de ceux qui avaient parcouru ce même chemin, conduits comme un troupeau dans l’hiver glacial.

Son ami avait bien choisi le jour, c’était une belle journée de la belle saison qui revient. Une journée qui fait accroire, si Dieu existe, qu’il est de toute évidence un Dieu bon, un Dieu généreux, à échelle humaine, tel qu’on souhaiterait qu’il soit. L’air était tiède, le printemps épanoui, riche de senteurs, de couleurs et de bourdonnements. L’herbe des prés, longtemps enfouie sous la neige, devenue jaune et rachitique, avait relevé la tête, plus verte et grasse qu’avant.

Un marchand de glaces avait adopté un espace ombragé, agrémenté de bancs et de bacs à fleurs joliment ouvragés, le long de la route, à quelque distance de l’entrée du camp. Il y semblait à l’aise, comme faisant partie du décor. Sans doute, durant la belle saison, venait-il chaque jour, progressant cahin-caha avec sa charrette sur le chemin de gravier un peu en retrait. C’était une petite charrette blanche à deux roues de bicyclette, munie de brancards, visiblement d’un autre âge - dans le pays, victime des

séquelles de la guerre, le temps était suspendu. Le dessus du buffet avait six trous ronds à hauteur de la ceinture permettant d’y enfouir les bidons d’aluminium fermés d’un couvercle en bois et remplis des différentes crèmes glacées. Un auvent décoré de drapeaux et de rubans de couleurs gaies avec sur son sommet un Pinocchio au long nez rouge, au très long nez de bois, surmontait la charrette. On pouvait lire les noms des parfums inscrits à la craie sur une ardoise d’écolier suspendue à l’un des montants : chocolat, vanille, fraise, pistache, framboise, citron, noisette, certains biffés, d’autres rajoutés. Une clochette attirait l’attention des gourmands.

    Le marchand de glaces était vêtu d’un pantalon, d’un tablier et d’un bonnet de cuisinier, tous blancs. Une charmante bonhomie émanait de sa personne et avait attiré les visiteurs, ceux qui ce jour-là projetaient de se rendre au camp, ou ceux qui en revenaient et quelques habitants des environs qu’il saluait; son activité routinière, déposer les deux brancards, caler la charrette, abaisser les chambrières, puis servir les clients, était rassurante. Les alentours du camp semblaient son monde, son commerce devait en dépendre comme les marchands d’images pieuses et de souvenirs profitent de la piété et de la naïveté des pèlerins et des curieux aux abords des cathédrales, des basiliques, des ermitages, des lieux de miracles attestés ou de carnages authentifiés. Les drames vécus ici même trouvaient naturellement leur résolution dans le nombre quotidien de glaces vendues. La mort rapporte gros quand elle est historique et sacrificielle. Une fois le sang versé viennent les corbeaux, puis les touristes. L’homme en blanc, sifflait, plaisantait, interpellait d’une voix enjouée :

- Dépêchez-vous, les glaces fondent.

 

Le jour commençait seulement à poindre. Ça faisait une heure qu’il creusait. Il se sentait sale,  transpirait, mais quand, s’appuyant sur le manche de sa pioche, il s’arrêtait quelques instants, il avait soudain froid. La pluie du petit matin est cruelle. Il contemplait ses doigts empâtés, comment pourra-t-il désormais taper sur le clavier de son ordinateur sans presser simultanément deux touches! Il faisait nuit quand le hurlement de la sirène l’avait réveillé. Silencieux ou maugréant leur mécontentement, tous s’étaient bousculés dans le couloir central du dortoir, ceux des châlits de la rangée de droite en premier, puis ceux de la rangée de gauche, chacun en quête de ses effets. A l’arrivée au camp, on leur avait remis une veste et un pantalon de grosse toile qui accusaient déjà l’usure due aux travaux quotidiens. Gamelle en main, grelottant de froid et de fatigue, encaqués dans l’étroit couloir, ils avaient tous fait la queue jusqu’à l’autocuiseur. Le liquide avait la couleur du café au lait, un mélange longtemps réchauffé est souvent brunâtre.

Au milieu d’une allée du camp on avait délimité à la craie une longue tranchée qu’il s’agissait aujourd’hui d’excaver. Des équipes de deux hommes étaient attelées au même secteur, à tour de rôle l’un piochant, l’autre évacuant les gravats. Dans la fouille maintenant à hauteur du genou, il en regardait le fond, un ver de terre s’y tortillait, du tranchant de sa pelle son compagnon en fit deux morceaux, cracha.

- Saloperie d’animal.