(extrait)

21 février 1965

Ce matin, lorsque j’ai ouvert les yeux, j’étais incapable de bouger. Mon corps semblait s’être dissout dans les draps et baignait dans une sueur toxique. Ce n’est qu’en entendant la gouvernante - Nurse comme elle désire être nommée - que j’ai sauté du lit. Elle était sur le pas de la porte avec Arturo. Où allez-vous ? « Nous allons à l’école, of course » a-t-elle dit de son petit air choqué. Elle m’a pratiquement claqué la porte au nez. Puis je me suis souvenue qu’hier soir au dîner, j’avais promis à mon fils de l’emmener en classe ce matin. J’ai eu honte. 

 

3 mars 1965

Je perds mes cheveux. J’ai des migraines. Je grossis à vue d’œil et ne rentre plus dans mes habits. J’ai pris une nouvelle habitude : dès que Franco part travailler, j’étends des draps noirs sur les miroirs.

Hier il m’a reproché de ne pas savoir donner des ordres aux domestiques. D’être trop gentille avec eux. Il y avait du mépris dans sa voix. En disant trop gentille, il a bien décomposé les syllabes et des bulles de salive s’accumulaient sur les côtés de sa langue qui roulait. Il persiste à appeler Maria « la bonne ».

 

4 mars 1965

Nurse m’épie l’air de rien avec sa tenue d’infirmière. Elle comprend ce qui se passe. Je m’en rends compte et ça m’insupporte chaque jour un peu plus. J’aurais dû la faire partir dès le début. C’est elle qui m’a interdit d’allaiter Arturo et de le garder près de moi la nuit. Elle a pris trop de place entre lui et moi, avec son chignon parfait, sa peau lisse, sa petite moustache drue, ses règlements, ses yeux bleu glace.

 

12 avril 1965

Rendez-vous ce matin à 9h au cabinet du notaire Via Cavour avec Oncle Ben. Nous avons finalement résolu les derniers petits conflits liés au testament de Nonna.

Tout s’est passé dans le calme. J’étais anesthésiée. J’ai hérité de ce qui revenait à Papa : une importante somme d’argent, la moitié des meubles de Villa Clara (où vais-je les mettre ?) et les six appartements de Florence (une entrée d’argent mensuelle). Cette affaire qui a traîné si longtemps est finalement close. Je suis heureuse de savoir que jamais je ne dépendrai financièrement de Franco.

Chez le notaire j’ai réalisé que cinq ans se sont écoulés depuis la disparition de Nonna. Pourtant je me surprends encore, quand le téléphone sonne, à croire, à espérer entendre sa voix. Et cette sidération qui suit. Cette déception.

Quand est-ce que je reverrai Oncle Ben ? À l’aéroport, j’ai mesuré à sa démarche combien il a vieilli. Lui rendre visite à Londres absolument.

 

30 avril 1965

Dîner à la maison avec Valentina, Felice, Matilde et époux.

Menu :

Timbalines de macaronis à la sauge

Filets de soles à la Diplomate

Petits pains de foie-gras à l’aspic

Salade Jockey-Club

Mousse aux abricots

Ces dîners mondains sont une manière de faire diversion aux interminables tête à tête avec Franco. Je ne serai plus seule avec cette bouche qui mastique bruyamment. Avec cette tête qui se penche si bas sur l’assiette qu’elle pourrait se décrocher et se noyer dans le gaspacho. Ce soir, pas de « Quoi, qu’est-ce que tu as dit ? »

 

5 mai 1965

Je suis allée récupérer les cartons de Nonna. Franco a fait la grimace en constatant que j’ai condamné une pièce de la maison pour les entreposer. Oncle Ben m’a dit avant de partir que je ne trouverais rien là-dedans. « Il n’y a que de vieilles lettres dans ces boîtes, de vieilles photos. » Je les soupçonne de contenir des trésors. Le déménageur, que j’ai heureusement croisé dans l’entrée, m’a appris que le reste des meubles sera livré mercredi. Il a rendez-vous au cabinet de Franco à 11 heures pour y déposer deux bibliothèques et un bureau. Ensuite, ils iront ensemble chez les parents de Franco pour y laisser d’autres choses (le déménageur n’a pas su me préciser quoi). In fine ils viendront ici. Cette répartition est exclue. Franco a organisé un pillage.

 

10 mai 1965

Franco avec son dos de prêtre m’exaspère. Je n’en peux plus :      

            de ses petits gestes maniaques lorsqu’il plie ses habits

            de sa manie de se moucher bruyamment avant de se coucher

            de ses affreux pyjamas rayés, cadeaux de sa mère

            de ses crachats sonores lorsqu’il se lave les dents

            de son corps blanc et flasque

Avant, pour l’éviter, j’invoquais une excuse en m’éclipsant de la chambre, maintenant je ne dis plus rien. La répétition a engendré un silence complice. Je sors et vais m’asseoir au pied du lit d’Arturo qui dort comme un petit ange. Dans la pénombre, son visage et son souffle m’apaisent. Lorsque je quitte Arturo, cette sorcière de Nurse ouvre immanquablement la porte et me demande d’une voix basse et pourtant aiguë « Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ? »

J’ai repensé à ce mot, « Nurse ». Je réalise qu’il contribue à mon sentiment de vivre avec une étrangère. Elle reste impénétrable. Qui est cette Frieda ? Oui, elle a de la famille dans le Nord de l’Angleterre ; oui, elle aime la musique classique ; oui, elle suit un régime très strict ; oui, elle va à la messe tous les matins. Franco dit  « Qu’elle fasse son métier, c’est tout ce qu’on lui demande. » Il l’a recrutée via une agence très réputée de gouvernantes professionnelles et elle exerce ce métier depuis trente ans. Et alors ? Je rate des occasions d’aimer mon fils.

A faire :

            Aller chez le coiffeur

            Acheter les médicaments pour Arturo

            Commander du champagne

            Lampe

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