(extrait)

LE CHEMIN DES AMOUREUX

 

 

Elle était sortie par la porte ouvrant sur la cour, derrière la maison, parce qu'il avait été convenu que, ce soir, Denis l'attendrait un peu plus bas, à l'angle de la petite rue, devant le magasin de comestibles. Et, en effet, il était là, nu-tête – nu-tête ! mais qu'est-ce que ça prouve ?

Il se tenait au bord du trottoir où chaque matin de lourds camions déchargeaient leur cargaison de volailles déplumées, leurs caisses d'oranges, d'olives et de pâtes italiennes. Il tournait le dos à la vitrine et regardait de son côté, mais sans la voir encore, car elle restait cachée derrière le massif de lilas aux grappes fleuries sous les averses de l'après-midi. Elle pouvait, ainsi, sans être vue, l'observer à distance, savourer le plaisir sans prix d'être guettée, attendue par Denis, à l'heure dite, au lieu convenu.

Toute la journée elle avait vécu ce moment à l’avance. Il lui semblait que jamais l'heure ne viendrait de couvrir sa machine à écrire et de quitter enfin le bureau, que jamais la nuit ne descendrait sur la ville, les petites places, les coins de rue où des garçons, avec ou sans motocyclettes, attendent des filles, leur main gauche impatiente qui essaie de se contenir au fond de leur poche, et l'autre main qui serre le guidon ou tiraille anxieusement une cravate neuve, ou la pochette choisie exprès, bien lavée et repassée par des mères zélées et aveugles – elles le sont toutes. Et cette crainte qu'elle avait éprouvée tout le jour qu'il ne soit pas là, qu'il ait oublié, changé d'idée, ou pire, qu'il n'ait plus eu du tout envie de sortir avec elle ce soir, car on peut s'attendre à tout avec eux. Sans compter qu'une obligation professionnelle inattendue aurait pu le retenir dans l'internat où il enseignait le latin et le grec. Et comment aurait-il pu l'avertir dans ce cas, puisqu'elle n'avait pas encore le téléphone ? Certes, depuis quinze jours, elle régnait sur une chambre et une cuisine, un divan, un secrétaire Empire, un fauteuil Voltaire, trois chaises cannées, un réchaud à gaz et deux géraniums en pots, mais elle n'avait pas encore de téléphone, ni de rideaux. Pas question de nouvelles dépenses avant sa prochaine « augmentation ». Elle était suffisamment ruinée comme cela, même sans téléphone. Et même sans rideaux.

Mais ces craintes étaient vaines puisque Denis était là, arrivé bon premier au rendez-vous, tête nue comme les autres fois – tête nue, encore une fois, qu'est-ce que ça prouvait ? Qu'il détestait vraiment tous les genres de couvre-chefs et n'en portait jamais aucun, ainsi qu'il le lui avait dit? Elle se serait donc trompée lorsqu'elle avait cru l'apercevoir de loin, avant-hier, coiffé d'un béret basque bleu marine, accompagné d'une femme très élégante, un peu plus petite que lui et vers laquelle il se penchait en marchant, se rapprochant parfois si, si près d'elle qu'il semblait en être amoureux, vouloir oui, vouloir la toucher, s'arrêtant parfois en même temps qu'elle, tandis que se détachait de lui son bras gauche qu'il étendait largement devant lui comme s'il voulait arracher pour elle de l’espace quelque chose ayant une direction ou une dimension mesurable, et même une forme que ce bras était chargé d'amener au jour et à la plénitude. C'était là un geste de Denis, c'est-à-dire d'un homme qui avait l'habitude en classe de donner des conseils et des ordres, de faire appel à ses bras, à ses mains pour prêter vie à un mot, à un passage de Bello Gallico. Certes, il y a tant d'hommes qui portent des bérets basques, et tant d'hommes qui, sans être professeur dans un internat, étendent ainsi largement le bras en parlant, jettent leurs mots à droite, à gauche, comme le semeur sa semence, ou bien en l'air où ils les suivent des yeux, puis les ramènent à eux, les serrant contre leur poitrine, croyant que les mots ne sont qu'à eux et qu'ils n'ont qu'à les faire briller pendant quelques instants, pour les cacher ensuite, et c'est alors comme s'ils les enfouissaient dans leur cœur, ou dans leur poche. Ainsi Denis. Mais était-ce lui ou n'était-ce pas lui ? Sans ce béret, évidemment, ça aurait pu être lui ! Et même si c'était lui, qu'est-ce que ça prouverait en somme ? Ah ! Comment savoir ?…

Mais qu'importe, puisqu'il est là, comme il l'a promis… puisqu'il est là et qu'ils vont faire ensemble une promenade dans la nuit. Et s'il pleut – car la pluie pourrait bien se remettre à tomber – elle espère montrer à Denis son appartement. Et une fois Denis là, chez elle, entre le secrétaire et le fauteuil Voltaire, il lui semble qu'elle saura, qu'elle verra, qu'elle sera sûre... Car, jusqu'ici, impossible de rien savoir avec lui. Impossible d'être sûre... Ainsi, la dernière fois, le dernier dimanche de mars, ils s'étaient promenés ensemble dans la campagne. Eh bien, pas une seule fois il n'avait essayé de l'embrasser ! N'était-ce pas curieux ? Alors, comment savoir ? Il marchait sagement à ses côtés en ne cessant de parler, se penchant seulement un peu vers elle de temps à autre, l'effleurant un peu de son bras, mais à peine et sans avoir l'air de le faire exprès. Pourtant, une fois, elle avait cru qu'il allait lui prendre la main. Mais non, après s'être penché, rapproché un tout petit peu plus d'elle – et voilà qu'elle croyait... qu'elle croyait déjà... eh bien non – il s'était écarté de nouveau comme si de rien n'était, puis redressé, tandis qu'elle s'appliquait à faire de même, se penchait un peu vers lui – comme si une main invisible la poussait, comme si elle avait été une longue herbe balancée par le vent, pliée toujours du même côté – puis se redressait, s'écartait de lui, pour ne pas avoir l'air, bien sûr !... Et pendant une seconde, elle prenait conscience de l'endroit où ils se trouvaient. C'était une route bordée d'un talus et d'une haie faite de charmes et de noisetiers couverts de petits bourgeons verts clairs, tout plissés. Derrière, on apercevait une vieille façade et des volets déteints. Et justement Denis s'arrêtait ; son bras esquissait le large geste dont elle gardait l'image devant les yeux depuis avant-hier, comme si, à elle aussi, il avait voulu non seulement montrer, mais faire don, de la maison, du sentier qui y conduisait, de l’horizon montagneux qui apparaissait, puis disparaissait derrière un rideau de saules. Puis il se reprenait à parler en faisant de nouveau appel à son bras pour tracer au vol – afin qu'elle le vît, afin qu'elle y crût – ce qui ne se trouvait pas dans l'espace autour d'eux, mais en lui. Des souvenirs, des projets, des réflexions sur ses élèves, sur le latin et la décadence et le latin médiéval, sur Juvénal et sur Horace. Cela la ramenait au temps où elle préparait ses examens, pensant devenir, elle aussi, professeur. Mais c’est à peine si elle écoutait, attentive à d'autres mots, à ceux qu'elle espérait et que peut-être il taisait. Elle aurait préféré connaître ceux qu'il taisait à ceux qu'il disait. Car comment savoir avec eux ? Au début, ils sont tous pareils à vos côtés. Ils vous regardent d'un air songeur, ils se penchent légèrement vers vous en parlant, et lorsqu'on marche à côté d'eux sur un trottoir, ils vous poussent peu à peu, sans en avoir l'air, jusqu’à ce que vous soyez coincée contre le mur. Mais Denis, contrairement à d'autres garçons, ne l'avait jamais poussée jusqu'au mur. Il s'était simplement rapproché, puis éloigné d'elle, dans un lent mouvement de pendule, et, lorsqu'ils avaient monté dans le tram pour rentrer en ville, il lui avait saisi le coude très doucement, pour l'aider. Mais est-ce une preuve, cette main qui lui avait pris le coude, sans le serrer, comme si son coude avait été un oiseau à ne pas effrayer, à ne pas blesser ? Et puis ce lent mouvement de pendule ? N'était-ce pas des signes cependant ? Et, bien sûr, Denis s'éloignait d'elle autant de fois qu'il se rapprochait. Mais n'est-ce pas toujours ainsi avec eux, avec nous ? Entre eux et nous? Un éternel balancement qui nous rapproche et nous éloigne tour à tour. Cela commence sur une route, par ces lents mouvements d'épaules. Puis c'est tout le corps qui s'approche, puis s'éloigne. C'est d'abord pendant quelque temps la lente oscillation de deux êtres l'un vers l'autre, puis c'est au long des années, de vastes mouvements d'approche et de recul. Et pendant ce temps, invisible, se poursuit cet autre balancement, tout intérieur celui-là, d'un cœur qui s'évade et revient, puis s'évade. Comme les épaules, la première fois qu'on sort ensemble, qu'on marche côte à côte sur une route Ah! Savoir ! Savoir ! Mais qu'a-t-elle besoin de savoir puisqu'il est là devant le magasin de comestibles et qu'il vient de l'apercevoir et s'élance à sa rencontre.

– Bonsoir Elisabeth...

– Bonsoir Denis.

Il dit qu'il s'est beaucoup réjoui de la voir :

– Et votre appartement, Elisabeth ? Êtes-vous contente ?

La question même qu'elle espérait ! Elle lui raconte l'épisode du chauffe-bain et de l'installation du compteur à gaz.

– Et maintenant, où allons-nous ?

Elle le regarde et ne peut s'empêcher d'épier son geste. Et justement le voilà qui étend le bras dans la direction de la banlieue :

– De ce côté-ci, voulez-vous ?

Son bras reste ainsi étendu quelques secondes.

… C'était peut-être lui après tout... c'était peut-être lui... non... ce n'est pas possible puisqu'il va toujours tête nue, pense-t-elle en emboîtant le pas à ses côtés. Et les voilà qui marchent le long d'un interminable trottoir, et le même balancement qui recommence. Il fait nuit, de plus en plus nuit. Les lumières, peu à peu, s'espacent, l'ombre s'empare de portions de rues, de moitiés de places, de façades entières. Ils sont bientôt hors de la ville. Dès lors, pourquoi ne lui prend-il pas le bras, puisqu'il se tait, comme s'il n’avait plus rien à dire. Peut-être a-t-il compris que le temps n'est plus aux mots, mais au silence, et à tout ce qui s'y nourrit, s'y prépare secrètement, lentement, irrésistiblement. Mais au lieu de lui prendre le bras, le voilà qui s'éloigne. C'est qu'il faut traverser une rue, puis une place pour atteindre une petite gare où sombrent dans la nuit de vieux wagons-citernes et quelques falots rouges posés sur les rails. Mais à ces heures ne passent plus de trains. Même les fenêtres de la maisonnette du garde-barrière, près du passage à niveau, sont éteintes.

– Ah! J'adore les gares, dit-elle. Surtout les petites gares comme celle-ci... Une fois, en prenant le train là, je suis allée à Annecy, une autre fois à Aix-les-Bains...

– Vraiment ?

Il a dit ce petit mot d'une curieuse façon et en se rapprochant brusquement d'elle. « Vraiment » ? Il répète le mot une deuxième fois d'une voix anxieuse, nouvelle, encore plus proche. Si proche qu'elle la sent dans son cou. « Seul, Elisabeth? Vous êtes allée seule ? »

– Vous ne me répondez pas, reprend-il en s'écartant d'elle.

Maintenant sa voix ploie un peu, mais il la redresse en disant : « Moi, j'ai été à Paris »…

À Paris ! Elle respire mal. Il y a des femmes si attirantes à Paris. Et tant de tentations pour un jeune professeur suisse en voyage.

– Ah! continue-t-il d'une voix de plus en plus redressée, comme un fouet avant qu'il ne claque, je voudrais retourner à Paris... Là, on se sent vivre avec plénitude, avec une intense plénitude... Oui, je voudrais retourner là-bas...

Cruel! C'est à son tour de s'écarter, de descendre du trottoir, de gagner le milieu de la chaussée, comme si elle fuyait et voulait marcher seule désormais. Mais il la rejoint d'un bond, et, penché vers elle de nouveau, lui touchant même l'épaule :

– Retourner à Paris, oui, mais avec vous, Elisabeth... Avec vous!

Ah ! Il lui semble qu'elle respire mieux. L'air de la nuit est plein d'odeurs. Du goudron, de la fumée, des bouffées de lilas, l'écorce mouillée de grands platanes. Mais elle presse toujours le pas, comme si elle n'entendait rien.

– Mais voudriez-vous ? ajoute-t-il de cette voix nouvelle, anxieuse, qu'elle ne lui connaissait pas jusqu’à ce soir et qui résonne contre son cou, comme si c’était à son cou qu'il parlait, non à son oreille.

Mais elle ne répondra rien. Elle tient trop bien sa vengeance, la serre entre les dents, la protège afin qu’elle serve, tandis qu'elle presse le pas, s'élance en avant de plus en plus vite.

– Ah ! Je vois bien, dit-il, vous ne voudriez pas.

Il semble déçu. Il la rattrape de nouveau. Sa main pèse sur son épaule, mais elle se dégage :

–  Laissez-moi maintenant, s'écrie-t-elle d'une voix furieuse, d'une voix menteuse, car une terrible joie est entrée en elle à cause de cette main sur son épaule. Pourtant, elle le repousse encore, s'éloigne en serrant les dents, les lèvres, mais ce n'est plus sur sa vengeance, mais sur sa joie, car au cœur de cette joie elle pressent autre chose, et qu'elle va savoir enfin, elle va enfin être sûre... Être sûre...

– Elisabeth ! crie-t-il dans la nuit, et d'un bond il lui saisit le bras au-dessus du coude, comme l'autre dimanche, mais cette fois-ci sans aucune douceur.

Son cœur lui saute dans la gorge, comme si son cœur était fou, voulait traverser sa peau, s'échapper d'elle. Ses jambes, c'est le contraire. Elle les sent molles, sans force, incapables de faire un pas de plus.

– Laissez-moi, crie-t-elle, vous me faites mal...

Mais il se rapproche davantage et d'une voix passionnée, colère, terriblement belle :

– Je voudrais vous faire plus mal encore !

Et en disant ces mots, il lui broie le bras. Elle serre les dents, cette fois-ci c'est pour ne pas crier de douleur, mais en même temps elle savoure, comme si elle savait. Ou plutôt comme si elle allait enfin savoir. Il n'y a plus qu'à attendre quelques secondes. Et déjà l'apaisement de savoir bientôt, d'être bientôt sûre, la pénètre. De nouveau elle se sent douce, tranquille. Et tant pis s'il ne dit plus rien. Elle est presque sûre d'avoir compris.

C'est maintenant un sentier frayé entre deux propriétés bordées chacune d'un vieux mur, d'où jaillissent de hautes frondaisons, des grands sapins, des chênes centenaires. Il y fait noir comme dans un four et le passage est si étroit qu'ils ne peuvent marcher sans se toucher. Elle sent d'abord le contact de sa hanche contre la sienne, puis son bras qui la saisit au-dessus du coude, mais de nouveau avec beaucoup de douceur, comme s'il ne voulait plus lui faire de mal, mais au contraire tout le bien possible. Et justement voici un endroit encore plus sombre, comme une toute petite nuit à leur mesure, taillée dans la grande nuit de tout le monde. Elle s'arrête. Il fait de même, lâche son coude. « Qu'y a-t-il, Elisabeth ? »

Elle ne répond rien. Elle soupire. Ah ! comment
osera-t-elle ? Mais elle ne peut plus s'en empêcher. Lentement elle lève la main, hésite, la pose sur le revers de la veste entrouverte. Puis, comme si son autre main était jalouse, avait son idée elle aussi, la voici qui s'avance à son tour dans la nuit, se pose en tâtonnant sur l'autre revers.

Lui, il ne dit rien, ne bouge pas, ne respire presque pas, comme s'il avait peur de faire fuir quelque chose, ces deux mains de jeune fille qui se posent, qui cherchent... mais qui cherchent quoi ? Il ne sait pas. Elle non plus ne sait pas très bien ce que cherchent ses mains. Elle sait seulement ce qu'elles trouvent, les boutons d'une veste, puis, plus haut, entre les revers du col qui s'écartent, comme au cœur d’un monde immense et mystérieux, la douce popeline d'une chemise d'homme et les deux bouts flottants d'une cravate. C'est si beau, si bouleversant, que ses mains ont peur, qu'elles se retirent comme si quelque chose les avait brûlées, mais ce n'est pas pour longtemps, non, les voici de nouveau qui rampent, qui avancent peu à peu avec beaucoup de précaution, glissent sur l'étoffe, à la recherche d'endroits plus rassurants, sur la petite poche d'où sort le bout du stylo et l'ourlet d'une pochette de fil. Puis elles reviennent sur les revers, découvrant une boutonnière, un pli ; se promènent comme si elles voulaient brosser les revers, très légèrement, de crainte de faire mal à cet habit, à ce tissu épais comme le sont ceux des hommes, si épais, mais dessous est la toile de la chemise souple qui recouvre la peau vivante, le torse plat, dur et chaud. Doucement se posent toujours ses mains, doucement et en tremblant de peur, mais ce n'est pas seulement de peur... Puis ses mains montent de plus en plus haut le long des revers. Maintenant elle lève les bras aussi haut que le veulent les mains. Est-ce là qu'enfin elle saura ? Oui, peut-être. Car tandis que ses bras se lèvent, Denis se penche brusquement, l'attire à lui avec violence. Maintenant les deux bras qu'elle a passés autour de son cou se referment. Et les deux bras que Denis a passés autour de sa taille se referment eux aussi. Elle se dresse sur la pointe des pieds jusqu'à ce que son visage touche le sien, jusqu'à ce que la fraîcheur de la nuit posée sur ses lèvres se mêle à la fraîcheur de la nuit posée sur les lèvres de Denis. Maintenant sa bouche n'est plus seule mais pressée et broyée. Sa taille est ployée dans la nuit. Aucune place de son corps n'est plus seule, chacune est entourée de tous les côtés, enveloppée, serrée, tenue. Maintenant ses seins sont tenus à leur tour. Puis ce sont ses hanches. C'est comme si elle était entourée de colliers, comme si un nouveau vêtement était cousu sur sa robe. Et même ses oreilles reçoivent quelque chose de doux, de pressé, de murmurant ! Ah ! est-ce qu'elle sait maintenant ? Qu'importe ! N'est-ce pas cela qu'elle voulait savoir, et qu'a-t-elle encore besoin de savoir autre chose? Elle est presque sûre, en somme… presque sûre...

Mais que dit Denis tout à coup en étendant la main, en l'air, dans la nuit. Tiens ! Il s'est mis à pleuvoir. Mais n'avait-elle pas souhaité la pluie ?

– De toute façon, dit-il alors, nous ferions mieux rentrer en ville. Nous pourrions aussi prendre un grog dans un petit café de banlieue, à moins que...

– À moins que, Denis? Son cœur s'est remis à battre. Elle se serre contre lui.

– J'avais un peu espéré, Elisabeth...

– Espéré quoi, Denis ?

Ah ! si seulement.., si seulement...

– Que vous me montreriez ce soir votre appartement... Et puisqu'il pleut...

– Bonne idée… répond-elle d'un ton détaché. Pourquoi pas? Il fait froid, ne trouvez-vous pas ?

Il lui tâte les cheveux dans la nuit.

– Mettez au moins votre foulard sur la tête, mon amour…

Mon amour! Oh! Comme elle sait maintenant, comme elle est sûre. Presque trop. Elle pourrait desserrer un peu son étreinte, mon amour...

– Et vous ? dit-elle, et vous, Denis ?

– Oh! moi, répond-il en dégageant son autre main et en la plongeant dans sa poche pour en retirer quelque chose. J'ai un béret.

Un béret !

– Je croyais que vous alliez toujours tête nue, balbutie-t-elle en se dégageant à son tour pour essayer de voir le béret. Mais dans l'obscurité elle voit mal. Et puis, tous les bérets basques ne se ressemblent-ils pas? Je croyais que vous alliez toujours tête nue? bafouille-t-elle encore.

– Presque toujours, mon amour, presque toujours... répond-il.

Il ajuste le béret sur sa tête, lui prend le bras gentiment, un peu comme un mari cette fois-ci. Mais est-ce une preuve ?

Ah! Comment savoir maintenant? Comment savoir avec eux, avec lui, afin d'être tout à fait sûre, tranquille, heureuse. N'y a-t-il pas d'autres moyens que celui-là ? Non, non, il n'y en a peut-être plus d'autres. Sous la pluie elle s'enhardit :

– Eh bien, allons chez moi...

Il lui prend alors les deux mains et pose longuement ses lèvres sur l'une, puis encore plus longuement sur l'autre.

Il n'y a plus qu'à refaire le même chemin en sens inverse, mais si serrés cette fois-ci, l'un contre l'autre, si enlacés, que dans la nuit pluvieuse d'avril ils ne semblent qu'un.

Puis il n'y aura plus qu'à monter un escalier au fond d'une cour, à mettre une clé dans une serrure, à ouvrir et à refermer une porte. Mais sera-ce vraiment là, à ce moment-là qu'elle saura, qu'elle pourra vraiment être sûre... ?

Comme si on était jamais sûre de quoi que ce soit dès qu'il s'agit d'un garçon. Et qu'on l'aime.

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