parution juin 2012
ISBN 978-2-88182-863-8
nb de pages 162
format du livre 105 x 165 mm
prix 10.00 CHF

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Sylvie Neeman Romascano

Rien n'est arrivé

résumé

Quand enfin on lève les yeux, on voit qu’un homme s’est assis là, qu’il sourit, déjà il a déplié sa serviette et l’a posée sur ses genoux, et déjà on pense «il va me sauver de quelque chose».

 

Ce livre est le premier roman de Sylvie Neeman Romascano, paru chez Denoël en 2001. Il a reçu le Prix de la Bibliothèque pour tous.

biographie

Sylvie Neeman Romascano est née le 9 mai 1963 de deux parents musiciens. Elle a effectué des études de Lettres. Après la naissance de ses enfants, elle s'est également intéressée à la littérature pour la jeunesse. Elle vit aujourd'hui à Montreux, écrit des romans et des livres pour enfants ; elle est également critique pour Le Temps.

Rien n'est arrivé: extrait

 

Que cela arriverait un jour, qu’on serait là, dans ce train en partance, la tête et le cœur chavirés, c’est comme si on l’avait toujours su, comme si chaque heure vécue ne l’avait été que pour nous rapprocher un peu plus de celle qu’on avait tant de fois imaginée et redoutée, peut-être rêvée aussi, et l’on pensait bien que ce serait déclenché par un coup de téléphone trop tardif ou trop matinal pour ne pas faire battre le coeur – ça ne peut être qu’une mauvaise nouvelle, les bonnes nouvelles respectent les horaires de bureau et le sommeil des fonctionnaires, elles peuvent toujours attendre une heure ou deux ou même le lendemain, les bonnes nouvelles, on conçoit aisément en être l’unique dépositaire quelque instant encore, je suis seule à savoir, je croise ces gens, ces ignorants, ils me voient mais ne se doutent pas de ce qui gonfle ma poitrine, bien sûr, je vais le dire, mais pas tout de suite, pas déjà.

6

Un coup de téléphone, un appel, tard dans la nuit ou avant l’aube, et on se met en route vers celui ou celle qui meurt au loin, à peine le temps d’enfiler un pantalon, de jeter un pull et une brosse à dents dans une valise, à peine le temps de s’effrayer de ne pas avoir le temps d’en faire plus – ce visage, dans le miroir du corridor, puisque c’est le mien, puisque c’est ainsi que je suis dans le sommeil et la douleur confondus, rides et rictus, et toujours ce questionnement perpétuel, si telle est mon image dans les circonstances les plus aiguës de ma vie, autant ne pas chercher à la masquer, autant la présenter nue, bientôt, aux certitudes et aux paroles définitives.

 

C’est après, une fois assise sur son siège, seule au milieu des autres passagers, qu’on réalise qu’on s’était déjà vue contre cette vitre, qu’on s’y était vue d’ailleurs le coeur et les yeux fermés – mais ce n’était rien en réalité puisque alors l’absent ou l’absente vivait encore, là où il vit peut-être encore un peu à présent, peutêtre plus, ce n’était rien puisqu’on le savait s’éveillant quelque part, mangeant, dormant, heureux ou malheureux, on s’écrivait des lettres, on se téléphonait le dimanche soir, on se rassurait, on se mentait.

 

Le trajet dure plusieurs heures, presque une journée entière, quatre changements, autant d’incertitudes de trouver une place assise, puisqu’on n’a rien réservé, puisqu’on ne savait pas, qu’on ne pouvait prévoir. Mais ce que déjà on prévoit, c’est qu’on aura droit aux suppléments de prix, ces spécialités italiennes pour des trains où l’on voyage souvent debout dans le couloir, il y a tant de monde que les passagers renoncent à quitter leur siège ne serait-ce que pour aller aux toilettes, les valises courent le long des portes qui ne parviennent plus à coulisser, on n’a pas même la place de baisser les strapontins des corridors. Une chance qu’on ait toujours quelques milliers de lires dans le tiroir du bureau, sinon on risquait d’interminables palabres avec un chef de train à la fierté déplacée, on aurait fini par payer en francs suisses, agacée par la désagréable certitude de se faire avoir, comment donc se fait-il que ces contrôleurs se faufilent partout, passent là où personne d’autre ne passe, malgré leur gros ventre et leur casquette, ils coincent les petites touristes allemandes contre les parois du couloir, elles ne savent si elles préfèrent leur concéder leur poitrine ou leurs fesses, si c’est la poitrine elles la protègent de leurs bras croisés, tentent de faire comprendre qu’elles ne sont pas dupes, qu’elles se doutent bien qu’il va se contorsionner un peu plus que nécessaire en passant devant elles, si c’est leurs fesses elles se cachent le visage entre leurs mains plaquées contre la vitre comme pour mieux voir le paysage mais en réalité c’est pour oublier l’homme en uniforme qui sue sous sa casquette, là, juste derrière elles.

 

Le trajet normal dure plusieurs heures mais il n’est jamais normal, surviennent toujours des événements particuliers, des arrêts inexplicables, des pannes peut-être, et ce retard que l’on prend, cette correspondance qu’on vient de rater, on a vu l’arrière du train filer sous nos yeux dans cette maudite gare de Milan, maudite parce qu’il faut y gagner le grand hall central, des centaines de mètres à parcourir jusqu’au tableau qui signale que le train pour Rome est à l’autre bout de la gare, binario 18, alors on se presse parmi les uniformes des militaires et les téléphones portables, par chance la valise ne pèse rien, on court juste assez pour voir l’arrière du train tout illuminé de ses six phares rieurs qui s’éloigne déjà, on pense que dans une minute il passera à l’endroit précis où on était à l’arrêt il y a un instant à peine, ça ne manque jamais d’arriver, cette halte à deux cents mètres de la gare.

 

Le trajet normal dure de nombreuses heures, presque une journée entière, et ce retard que l’on prend, est-on vraiment sincère quand on s’en désole ? Est-il vrai que l’on veut être là-bas ce soir encore, que l’on veut y être avant qu’il ne soit trop tard pour pro noncer des paroles qui seront les dernières paroles, faire des gestes qui seront les derniers gestes ? Ce retard que l’on prend, tout compte fait, pourvu qu’il dure, pourvu que ce soit le bon train qui disparaît là-bas, on dirait qu’il ralentit, mais ce doit être qu’il tourne déjà un peu, on aperçoit le ventre des wagons à présent, le ventre gris des wagons de ce train qu’on espère avoir été le bon, et si toutefois on était assise en ce moment même dans les entrailles du ventre gris, qu’est-ce que cela changerait ? Mais on est sur le quai, à l’extrémité du binario 18, et on se dit qu’on ferait tout aussi bien d’aller boire un café, le prochain train pour Rome ne peut en aucun cas partir avant une heure, une bonne heure faudrait-il dire puisqu’on est en Italie.