parution septembre 2016
ISBN 978-2-88927-348-5
nb de pages 320
format du livre 140x210 mm

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Henrietta Rose-Innes

L'Homme au lion

Roman traduit de l'anglais par Elisabeth Gilles

résumé

Un jour il n’y aura plus d’animaux sauvages, et les derniers trôneront, empaillés, chez les chasseurs. Mais la ville du Cap côtoie toujours les étendues dangereuses du bush, cette terre hostile où un drame a séparé Mark et Stan à leur adolescence. Des années plus tard, ils sont réunis à nouveau quand Mark est grièvement blessé par l’un des lions dont il avait la charge au zoo. Le fauve est alors tué et la lionne survivante, la dernière de son espèce, a besoin d’un gardien. Hanté par le souvenir de son meilleur ami, Stan le remplace auprès de la puissante Sekhmet, dont le magnétisme l’attire, sans savoir qu’un culte d’amoureux de la nature est prêt à tout pour rendre sa liberté à l’animal. Stan devra affronter ses souvenirs pour retrouver l’équilibre, une alchimie entre les normes de la société et l’appel de la vie sauvage.

biographie

Henrietta Rose-Innes est l’une de jeunes voix les plus intéressantes de la très riche et vivace littérature sud-africaine. Elle a été l’élève de J.M. Coetzee qui la soutient beaucoup et a figuré deux fois parmi les finalistes du Caine Prize qu’elle a remporté en 2008. Ses nouvelles ont paru dans Granta et The Best American Nonrequired Reading. Ninive, son premier roman, a remporté le prix François Sommer 2015, qui récompense une œuvre littéraire explorant les relations de l'homme et de la nature.

 

 

Le Monde

"... Comment faire corps avec le pays? Sous le silence qui entoure chaque scène, sous le rythme tranquile et l'écriture précise qui sublime chaque mot, gronde une menace terrible. Elle jaillit avec une explosion de couleurs dans le ciel du Cap. (...) Cet Homme au lion est d'un magnétisme rare, nouvelle preuve qu'Henrietta Rose-Innes est aujourd'hui l'un(e) des auteur(e)s les plus passionnant(e)s d'Afrique du Sud. (...)" Gladys Marivat

Diacritik

"Chère Henrietta,

(...) Vous êtes fascinée par les choses souterraines, (...) vous ne vous lassez pas d'explorer la frontière qui sépare – et colle l'un à l'autre – l'humain et l'animal, le vivant et le mort, Toujours, vos récits se promènent à la lisière du thriller, de la science-fiction et du poème. Toujours, ils captivent. Car jamais, vous n'oubliez le lecteur, jamais vous n'omettez de conter une histoire, jamais vous ne nous lâcher la main. (...)

L'homme au lion grouille (...) d'animaux – de félins, bien sûr, mais également d'antilopes et d'oiseaux, de poissons et de crustacés, le suricate croise le python, les couaggas côtoient le stégosaure et le babouin... Ils donnent leurs noms à vos chapitres, comme un bestiaire au fronton d'une église. (...)

Si je devais faire un papier sur L'homme au lion, je ne suis (...) pas sûre que je m'étendrais trop sur l'histoire. Mieux vaudrait parler de votre écriture, d'une précision chirurgicale; de votre sens du concret; de votre art de la composition – ah! ces flashbacks vertigineux et presque imperceptibles à l'œil! Et, surtout, de cette façon que vous avez de créer, de livre en livre, avec trois bouts de ficelle et quelques bêtes sauvages, un univers bizarre à nul autre pareil. (...)

[Vous savez] mettre en mots les désordres du monde et le mouvement secret des êtres. Un sacré job. (...)" Catherine Simon

Kaële

"... Après Ninve (...). l'auteure sud-africaine Henrietta Rose-Innes (Le Cap, 1971) poursuit son exploration des relations de l'homme à la nature. On retrouve cette plume singulière inspirée par la faune autochtone de son pays, et par la vie sauvage omniprésente et pourtant le plus souvent invisible ou aperçue à travers les barreaux de la civilisation. (...)" F.F.

L'Hebdo

"... Avec une plume envoûtante, l'auteure sud-africaine nous enrôle dans cette fable qui tente de percer les liens aussi étroits qu'indicibles entre les hommes et les bêtes sauvages. Même invisibles, dans nos villes modernisées, leur présence menaçante (et magnétique) ne cesse d'échauffer les esprits et d'animer nombre de passions contradictoires. Hautement sensuel, ce récit résonne encore de thématiques aussi profondes que la disparition des êtres chers, le poids de la culpabilité et celui de notre besoin, si criant, de quelque chose de plus grand que nous-mêmes." Anne-Sylvie Sprenger

Le Temps des livres

"...Rose-Innes sait faire percevoir le contraste entre la vie urbaine du Cap et la sauvagerie toute proche qui hante la montagne. Mais si L'Homme au lion a un caractère métaphorique, il fait aussi exister des personnages complexes et vivants." Isabelle Rüf

L'Homme au lion dans le Courrier

"Auteure de nouvelles et romancière, Henrietta Rose-Innes a été l'élève de J.M. Coetzee et est l'une des jeunes voix les plus intéressantes de la riche littérature sud-africaine. Dans L'Homme au lion, elle confronte Stan à son passé, à ses souvenirs, à la nostalgie qui le gagne alors qu'il est rongé d'incertitude quant au devenir du blessé (qui peut succomber à tout moment). Malgré son aspect grave, le roman recèle des pages magnifiques sur l'amitié et sur l'attrait exercé par la nature sauvage."

Le Courrier 

Charybde

Un roman magnétique, hanté par la disparition des fauves et de la vie sauvage.

"L’Homme au lion forme un récit lumineux, d’une acuité extrême, accrue par les descriptions magnétiques des lieux, comme si la plume de l’écrivaine était un nerf sensible en même temps qu’un œil grand ouvert."

https://charybde2.wordpress.com/2017/02/05/note-de-lecture-lhomme-au-lion-henrietta-rose-innes/

Le Grenier

Henrietta Rose-Innes, avec un vrai sens du style et un goût prononcé pour l’univers conté, nous emporte dans les méandres de la vie de Stan, qui reprendra le rôle de gardien du zoo de Mark, et devra affronter ses souvenirs et la présence troublante de la lionne Sekhmet. Henrietta Rose-Innes nous parle du chemin initiatique de son héros et nous berce au sein de l’impressionnante nature sud-africaine. En toile de fond, nous percevons avec tristesse la disparition programmée de certaines espèces et la fin du mythe de la vie sauvage. L’homme au lion est un roman atypique et addictif.

Fanny

Ninive (2014)

Ninive

Araignées, chenilles, rats, geckos, serpents, moustiques, tiques, babouins, pigeons…: Katya en fait son affaire. A sa manière à elle, humaine et alternative : dans son entreprise de dératisation-désinsectisation, elle n’éradique pas, elle délocalise. Ce n’est pas le job le plus banal pour une jeune femme d’une trentaine d’années mais rien dans Ninive, le dernier roman d’Henrietta Rose-Innes, ne l’est. Tout est insolite, intrigant, captivant. Tragique, drôle et poignant.

 

A commencer par Katya. Elle vit en Afrique du Sud, au Cap, seule dans une vieille maison qui se fissure. Son dernier boulot était facile : il a fallu débarrasser un arbre d’une colonie de chenilles qui l’emmaillotait littéralement de la tête au pied. Le suivant est d’une tout autre ampleur, il pourrait donner un coup de pouce à sa carrière et elle en a bien besoin. Elle doit se rendre à Ninive, un complexe résidentiel de luxe neuf mais inhabité. Et pour cause : il est infesté. Une infestation généralisée. Elle part pleine d’espoir. Une vie nouvelle va commencer.

Mais ce qu’elle découvre à Ninive est loin, très loin du confort et de la stabilité dont elle avait rêvé. Le lieu, comme le roman, a des profondeurs et des dimensions insoupçonnées et ce qu’elle y rencontre est son propre passé en la personne de son père, un être violent à son corps défendant, sauvage, indompté, qui n’a jamais plié devant le monde. Centrale, faite d’un étrange mélange de rudesse, de répugnance, d’admiration et de douceur, la relation entre eux deux n’est pourtant qu’un des fils qui se tissent sur la trame de Ninive. Peu à peu apparaît le tableau d’un monde qui s’effondre. Pour le calme et la volupté, il faudra repasser. Les promesses de Ninive non tenues, les illusions perdues et les mensonges dévoilés, comment faire pour trouver des repères, une place, dans un monde en mouvement permanent, voué à la destruction au désastre et au chaos généralisé ? Pour Henrietta Rose-Innes, il y a toujours l’humour.

 

L’auteure, qui vit au Cap, est aussi douée d’un extraordinaire sens de l’observation qu’elle applique aux humains, aux choses, aux plantes. Et à ces fameux insectes qu’on ne regardera plus jamais du même œil. On n’oubliera pas, au delà des murailles de la riche Ninive, la luxuriance de la nature, le paysage mouvant et fascinant des marécages, de ce vlei d’une exigeante beauté. Ni tous ceux qui, un peu plus loin, entre l’océan et les marais, tentent de survivre dans des baraques de bois et de tôles qui s’étendent pour finir par presque rejoindre d’autres baraques de bois et de tôles, qui s’étendent elles aussi, finissant par former presque une autre ville à côté de la ville en dur. Cette réalité sociale, très adroitement tissée dans la toile du roman, est bien plus que juste un arrière plan. Une fois refermé, on reste longtemps habité par ce relativement court roman, dense et intriqué. 

Et pour ceux qui se demanderaient quel est le rapport entre les marécages sud-Africain et Ninive, capitale de l’empire assyrien, en Mésopotamie, quelques siècles avant J.-C. sur les rives du Tigre (au  nord de l’actuel Irak) : il n’y en a pas répond un des personnages. C’est juste qu’un des premiers investisseurs du complexe était originaire du Moyen-Orient. On peut aussi rappeler que l’histoire biblique de Ninive raconte l’effondrement d’une cité qui s’est vouée à la recherche du bien-être matériel, à l’injustice et à la violence.

Elisabeth Gilles

 

 

 

 

 

 

traduit de l'anglais par Elisabeth Gilles

L'Homme au lion: extrait

lion

 

«Les lions, annonça le chauffeur dont la voix retentit tout le long du bus. Voilà les lions m’sieurs dames. Vous avez une heure et demie.»

         Stan était assis juste derrière lui. Il resta un  moment à tirailler sur ses genoux le tissu pelucheux de son vieux pantalon de costume tandis que les touristes passaient devant lui à la queue-leu-leu. Après le coup de fil, il était devenu de plus en plus réticent et un véritable mur s’élevait maintenant entre lui et cette chose qu’il devait faire aujourd’hui.

         «Je connaissais à peine Mark, avait-il dit à Elyse le matin dans le lit. Ça fait vingt ans. Je ne sais vraiment pas pourquoi sa mère m’a demandé.
         — Peut-être qu’il n’y a personne d’autre. Peut-être qu’elle ne peut pas le faire elle-même.»

         C’était vrai; au téléphone Margaret avait semblé fragile, bouleversée. Stan fronça les sourcils en regardant le plafond. «Mon dieu. Je ne peux pas y aller de toute manière.»

         Elyse aurait pu lui proposer de lui prêter sa voiture, une petite Audi racée qui sentait encore le neuf, mais elle ne l’avait pas fait. Elle avait une solution toute prête: «Le bus des touristes. Il passe juste en bas de notre rue tous les jours. Organise-toi.»
         Il s’était mis l’oreiller sur la tête. La taie était imprégnée de l’odeur d’Elyse – assez puissante pour éliminer la sienne. Une note synthétique piquante adoucie par le musc de ses aisselles, de son sexe, un mélange de parfum et de ses sécrétions.

         «Ne fais pas l’enfant, Stan, avait-elle dit en tirant sur un coin de l’oreiller. Quand quelque chose comme ça arrive – quelque chose d’horrible – tu ne peux pas refuser. Tu dois y aller.  C’est une question d’humanité. » Un silence maussade. «De toute manière, ce n’est pas comme si tu avais autre chose à faire.»
         Stan avait entouré l’oreiller de ses bras et enfoncé ses yeux dans l’obscurité douce et matelassée.

 

«Vous y allez ou pas ?» dit le chauffeur.

         Stan se leva et descendit du bus. La première chose qu’il vit, à moins de deux mètres, fut la clôture qui se dressait entre lui et la montagne. Elle clamait toujours son pouvoir malgré sa couche de peinture argentée désormais ternie.

         Il s’en détourna et traversa la route. Il y avait au moins quelque chose de familier dans le paysage: la montagne couverte d’arbres derrière et l’université en bas. Mais l’espace du parking était flambant neuf, avec son sol de pavés imbriqués. Une allée conduisait à un complexe moderne et ingénieux, tout de verre et de pierres claires. C’est à peu près à cet endroit, réalisa-t-il, que se trouvait le lugubre zoo de l’époque victorienne. Étrange mirage que ces bâtiments tout neufs flottant sur des fondations sinistres. Il jeta un coup d’œil alentour à la recherche des paons mais on s’en était débarrassé, évidemment : une espèce non indigène.
         Stan essaya de surmonter sa réticence mais elle avait une longueur d’avance. L’atmosphère était calme, l’air sentait l’herbe coupée. Ce n’était pas une odeur animale comme il l’avait imaginé. Pas de sang ni de viande.

         À l’entrée se trouvait une haute enseigne de métal doré en forme de lion rampant, sous les pattes arrière duquel était gravé: La Maison du Lion. Stan expliqua ce qui l’amenait et la dame de la caisse, aux bras lourds, le laissa entrer sans payer. Cafétéria, boutique, toilettes, les bâtiments étaient bien conçus, agréablement disposés autour d’un patio où on pouvait s’asseoir au soleil avec un plateau de thé et de muffins. Tout était léger, lumineux et ouvert, en grès et pin. Du côté opposé, des petites taches brillantes voletaient dans le ciel ; il reconnut les élégantes lignes art nouveau de la volière d’origine.

         Aucun signe évident n’indiquait un bureau. Il tourna à droite à la suite du groupe d’Allemands descendus du bus.  La tanière, c’était le nom de ce bâtiment, inscrit sur une plaque du même métal brillant. Au-dessous, en caractère plus petits : Sauvés de l’extinction ! Faites connaissance avec notre couple reproducteur Dmitri et Sekhmet – les premiers lions du Cap à crinière noire depuis 1858.

         L’intérieur ressemblait à tout sauf à la fosse menaçante dont il avait le souvenir dans le zoo de son enfance. La Maison du Lion avait de hauts plafonds, des affiches didactiques exposaient les données habituelles : changement climatique et sécheresse dans l’ensemble du pays, espèces disparues, destruction de l’habitat, importance d’interdire l’accès au fragile écosystème de Mountain Table. Devant lui, un groupe d’écoliers était conduit d’une vitrine à l’autre. Stan remarqua que beaucoup d’entre eux avait de petits animaux accrochés à leur sac-à-dos : zèbres minuscules, chiens, dinosaures. La dernière mode.

         De là, on accédait à un espace sans fenêtres où une large vitrine éclairée flottait dans l’obscurité. Le verre était rayé et poussiéreux comme si elle n’avait pas été nettoyée depuis un bon moment. Les enfants étaient attroupés devant. Stan essaya de voir entre les têtes de deux touristes hollandais. Un paysage de veld[1]. Il sentait autour de lui renifler le troupeau des humains fascinés, prêts à déguerpir ou peut-être même à pousser quelqu’un entre eux et le danger. Le faible, l’estropié. Mais rien ne bougeait derrière la vitre et le groupe ne tarda pas à marmonner son mécontentement et à poursuivre son chemin.
         «Ils sont où ? demanda un tout petit enfant qui restait en arrière, les doigts écartés contre la vitre. Maman, ils sont où les lions ?
         — Je ne sais pas, Azi. Je ne sais pas.» Sa mère le tira plus loin.
         Stan eut envie d’expliquer : manifestement cela n’était pas la cage du vrai lion. Les lions étaient ailleurs. Il s’agissait simplement d’un diaporama. Une image de Table Mountain, plate et claire à en être anormale, avait été collée sur un fond peint en bleu ; on avait placé au premier plan des spécimens de la flore du finbos[2]. C’était bien fait quoiqu’un peu artificiel. Mais alors qu’il regardait, la tige d’une plante tremblota dans l’air immobile et un minuscule oiseau gris s’envola vers le fond, qui s’avéra être le ciel. C’était la réalité. Il était devant un enclos circulaire, aménagé de rochers et de buissons. Le mur arrière, qui imitait une formation rocheuse, bloquait la route tout en laissant ouverte la vue sur la montagne. Il s’élevait plus haut sur la gauche et son faîte était invisible. Une grille de métal noir, comme une herse miniature, était insérée à sa base.
         Stan plissa les yeux pour scruter la végétation. Sors, pensa-t-il. Je sais que tu es là. Chaque ombre, chaque brin d’herbe l’évoquait. Mais rien ne bougea, aucun œil jaune d’ambre ne brilla entre les feuilles. L’oiseau retourna à son perchoir et ouvrit le bec, muet derrière la vitre bien qu’un chant contractât sa gorge.
         En bas, au niveau de ses genoux, une feuille de papier était scotchée à la vitre. Toutes nos excuses, y était-il écrit de travers.  En raison de circonstances imprévues, aucun lion n’est visible aujourd’hui. Ne manquez pas l’enclos de nos damans[3]. À l’évidence, personne n’avait averti les tours opérateurs internationaux ; peut-être les réservations avaient-elles été faites longtemps à  l’avance. À gauche de la vitrine, dans l’angle, à peine visible dans l’obscurité, une porte portait l’inscription Réservé au personnel. Stan la poussa, elle s’ouvrit sur un espace différent, ensoleillé.
         Les coulisses. D’un côté, des bâtiments préfabriqués se dressaient le long  d’un passage herbeux; de l’autre côté se trouvait l’arrière de la tanière du lion, un mur de vieilles pierres noircies, percé d’arches munies de barreaux. Une partie de l’ancien zoo ? Ici, l’odeur était plus proche de ce à quoi il s’attendait : vieille viande et paille, et en note sous-jacente quelque chose d’autre, âcre et inorganique. Il plissa le nez, conscient de ce qu’il respirait : des particules de sang et d’os, d’urine. Il tenta de voir à travers les barreaux et ne perçut d’abord rien du tout, rien qu’une obscurité palpitante. Puis ses yeux distinguèrent des formes dans la pénombre. Le sol de ciment de la cage était recouvert de paille et il vit un abreuvoir, un nœud de corde de marin qui semblait avoir servi de jouet à un chiot géant et ce qui ressemblait à un fémur de vache rongé – l’os d’un gros animal d’élevage en tout cas, d’un animal qu’on nourrit pour l’abattre. Au-delà, une profonde obscurité.
         Il poursuivit son chemin, laissant courir ses doigts sur  chaque arche. Barreaux, pierre, barreaux, pierre ­– et soudain un CLANG ! tandis qu’un poids énorme et chaud se jetait de toute sa force contre le métal, repoussant son bras d’une formidable gifle. Stan s’écarta d’un bond – entrevit un instant un masque rugissant – se jeta par terre, se retrouva assis, les doigts brûlants, la tête bourdonnante de ce bruit sauvage. Un rugissement fluide de tronçonneuse. Il resta ahuri devant la cage.
         La bête avait battu en retraite mais elle était toujours là, cachée dans l’ombre, allant et venant, grondant – une note basse si profonde que Stan en percevait la vibration dans sa poitrine. Il la sentait, une odeur sauvage qui lui décrocha le cœur une fois encore.
         Il se releva. Les jambes tremblantes, il se força à s’éloigner de la cage. Le sol penchait, tentait de le faire basculer. Saloperie, pensa-t-il, saloperie de mission.
         La porte du préfabriqué s’ouvrit brusquement et quelqu’un lui barra le chemin : une femme robuste à la peau sombre, un bloc-notes à la main et une longue tresse grise coulant sur une de ses épaules. Elle portait un uniforme couleur cannelle, genre saharienne, avec un badge doré au revers. «Je peux vous aider ?
         — J’ai été attaqué !» Sa voix monta comiquement, stridente ; il dut reprendre sa respiration pour rire.
         Mais les doigts bagués d’or de la femme se crispèrent sur son bloc et il comprit immédiatement son erreur. «Non, non ­ pas attaqué – juste eu une grosse frayeur, excusez-moi. Excusez-moi.» Il posa une main sur sa poitrine, comme pour maîtriser les battements de son cœur. «Je vais bien.» Mais il n’allait pas bien. Son cœur battait la chamade.
         Elle ne sourit pas «Vous n’êtes pas censé être ici.
         — En fait, j’ai besoin de voir le directeur. À propos de quelqu’un qui a travaillé ici. Mark. Mark Carolissen.
         — Ah ! – Elle sembla hésiter. Vous êtes venu chercher ses affaires, bien sûr. On a reçu le message. Attendez, s’il vous plaît.» Elle disparut dans le bâtiment et revint une minute plus tard, portant un sac. «Il n’y a pas grand-chose. Je suis Amina Kajee, à propos. La directrice.»
         Stan avait redouté ce moment. Il avait eu peur de prendre possession des affaires de Mark, macabres, trempées de sang peut-être. Déchirées. Au lieu de cela, la femme lui tendit un petit sac à dos propre. Léger. Elle resta un moment à tenir la lanière. Il sentait la tension dans sa main, tout comme elle sentait sûrement le tremblement de la sienne.
         «Nous n’avons eu aucune nouvelle, dit Amina. De Mark. Vous êtes allé le voir ? Il n’est pas…?
         — Il s’accroche. Mais je crois savoir que c’est assez grave.
         —  Il est conscient ?
         — Non.»
         Amina poussa un soupir. «Oui. Il y a eu beaucoup de sang.» Elle avait un petit tic au coin de la bouche mais son regard était ferme. «Je suis sûre que je n’ai pas besoin de dire… commença-t-elle avant de s’interrompre brusquement. Vous devez savoir à quel point nous sommes tous désolés.»
         Stan hochait la tête. «Bien sûr, dit-il. Un horrible accident.» En réalité, il ignorait si c’était vrai, n’avait aucune autorité pour le dire. Mais l’intimité de cet échange le troublait; il voulait être ailleurs, en avoir fini avec sa tâche.

         Amina lui laissa prendre le sac. «Mark est un de nos meilleurs bénévoles vous savez. Tellement, oh ! dévoué. Il adorait ce lion.»
         Malgré lui, Stan était curieux. «Est-ce que la bête a été… abattue ?
         — Évidemment, on a été obligés de le faire. Quand un humain est attaqué, vous savez.
         — Mais alors qu’est-ce qui s’en est pris à moi, à travers les barreaux ?
         — Notre lionne, Sekhmet. Elle est perturbée. Elle n’est toujours pas habituée à nous. Et elle vient d’un endroit où les humains n’ont pas été tendres.» La femme le regarda «Vous avez entendu parler de ces lions ? Ceux qui ont des caractères ancestraux sont très rares. La taille, la crinière noire, la frange courant sous le ventre.»
         — Je croyais qu’ils avaient disparu.
         — Oh ! ils ont disparu mais vous savez, il y avait des lions du Cap partout en Europe, même après qu’ils ont tous été tués ici. Dans des zoos, des cirques» –  elle aussi était soulagée de détourner la conversation de Mark – «les gènes continuent à circuler mais ils sont dilués. L’idée, c’est de trouver des spécimens qui ont les caractéristiques des lions à crinière noire et de les faire se reproduire. Comme ce qui s’est passé avec les couaggas. On a eu notre garçon dans un cirque russe. Sekhmet dans un parc à safari, en Namibie. Vous savez… la chasse close.» Elle porta sa main au coin de sa bouche, à l’endroit de son tic, l’ôta. «Ça n’a pas été facile de les trouver, ces deux-là. Le bon âge, tout. Et ils commençaient juste à s’habituer l’un à l’autre. Maintenant… je ne sais pas…
         — Alors, qu’est-ce que… est-ce que vous allez devoir fermer ?
         — Regardez autour de vous. Il y a des gens qui ont dépensé beaucoup d’argent pour cet endroit. Le département des Parcs, des gens haut placés dans le gouvernement – c’est un gros business. Ils ne veulent pas qu’on décourage les touristes. Non, on ne va pas fermer. On ne peut pas – elle poussa un soupir – même si… depuis l’accident, c’est difficile. On avait beaucoup de bénévoles, les étudiants américains nous aimaient bien; mais maintenant, après ça, la plupart sont partis. Ça a été la panique. Et le reste du personnel… les gens sont superstitieux.» Elle tenait son bloc-notes d’une main contre sa poitrine, comme s’il s’agissait d’un drap ou d’une couverture qu’elle aurait voulu remonter sous son menton.
         «Mais il vous reste les damans.»

         Elle rit. «C’est vrai.» Elle tendit son bloc en direction de la montagne. «Il y a une sortie par là en haut. Venez, je vais vous montrer.»
         Au-delà des préfabriqués se trouvait un abri de tôle ondulée, d’où s’échappait un air frais et un bruit d’éclaboussure. À l’intérieur, un homme maigre en bottes de caoutchouc et tablier de plastique aspergeait d’eau le sol en ciment. L’abri sentait le cabinet de chirurgie vétérinaire : une odeur chimique piquante, et quelque chose de doux et pourri. L’homme leva la tête vers Stan avec un grand sourire qui contrastait avec sa tâche ingrate tout en fermant le robinet contre le mur.  Il avait le crâne chauve et cabossé mais des dents parfaites. «Attention à vos pieds», dit-il, et Stan se recula rapidement. Une mare d’eau roussâtre était en train de s’écouler, atteignant presque ses chaussures, la seule bonne paire qu’il possèdait.
         Au fond, sur un banc de ciment, était étendue une longue forme volumineuse couverte d’une bâche verte. Une touffe de poils foncés émergeait à un bout et le temps d’un éclair, Stan vit une silhouette humaine. Mais bien sûr le corps était beaucoup trop gros, avec sa lourde tête dissimulée pendant au bout du bloc de ciment. Du sang s’était accumulé dans les plis de la bâche. En regardant de plus près, il distingua la pointe noir charbon d’une énorme griffe.
         «Alors, c’est lui. C’est le corps. C’est le lion ?
         L’homme acquiesça en ajustant sur sa tête chauve un bonnet tricoté. «Dmitri.
         — Qu’est-ce qu’il va devenir maintenant ?»      

         Haussement d’épaule. «Je crois que les gens du Département vont l’emporter.
         — Pourquoi ?
         — Ils vont en faire quelque chose. Les os et la peau.
         — Il va être empaillé  – Amina était arrivée derrière lui – dans une posture naturelle.
         — Je ne pensais pas que ça se faisait encore – les animaux empaillés, dit Stan. Ça paraît un peu passé de mode.
         — Il est spécial. Il n’existe que quelques spécimens dans le monde. Aucun en Afrique du Sud – elle eut un hochement de tête dubitatif – Il paraît qu’il est doué, le type qui fait ça. Ils disent qu’il aura l’air vrai. Peut-être… roulé en boule comme s’il dormait.» Elle mit ses mains en coupe comme si elle tenait un chaton somnolent.
         Gêné, Stan regarda ailleurs et croisa sans le vouloir le regard du vieil homme. Il souriait toujours mais, plus qu’un sourire, sans doute cette denture découverte était-elle une expression habituelle. Ses dents étaient trop blanches et trop régulières, il portait un dentier. Peut-être le faisait-il souffrir.

         «Bon, dit Stan. Je vois par où passer maintenant – merci encore.
         —  Saluez la mère de Mark de notre part s’il vous plaît», dit Amina. Elle passa sous son nez son doigt replié. Puis d’une voix sèche. «Et Mark, évidemment quand vous… enfin. On l’aimait – on l’aime – beaucoup, tous. Il était terriblement… dévoué.»
         Ce mot, encore, prononcé avec la même légère hésitation. «Je ne le connaissais pas vraiment, dit Stan.
         — Alors c’était bien de votre part de venir.»
         Il fit une drôle de petite courbette et se détourna. Conscient des deux personnes qui le regardaient battre en retraite, encore un peu instable sur ses pieds.
         Elyse allait vouloir tout savoir.

 

 

Quand il se retrouva sur le parking, il rejoignit le même groupe de touristes qui revenait. Mais il ne supportait pas l’idée de se retrouver dans ce bus étouffant maintenant. Impatient, il fit le tour du troupeau au petit trot, dépassa le chauffeur – assis à l’ombre, une cannette de Moutain Dew à la main – et continua en direction du Monument à Rhodes. Ses piliers gris pseudo antiques apparurent, ainsi que les lions de bronze qu’il avait chevauchés, enfant, et qui regardaient fixement au-delà des Flats.
         À l’époque, il y aurait eu des cerfs entre les arbres, des descendants de ceux introduits par Rhodes lui-même pour donner au paysage un air plus anglais; ou des tahrs de l’Himalaya, plus haut sur les rochers escarpés, des descendants de ceux échappés du zoo de Rhodes.
         Tout cela avait disparu maintenant. Les cerfs et les tahrs étaient morts. Les seuls animaux tolérés étaient indigènes et ils étaient tous parqués de l’autre côté de la clôture apparemment. Hors de vue, c’était plus sûr comme ça.

         Le restaurant avait été agrandi : une terrasse descendait en gradins jusqu’à la demi-lune de gravier devant les imposantes marches du monument. On pouvait désormais boire assis sous le regard de huit lions de Trafalgar, des copies au format réduit, du cavalier nu et du sinistre buste de Rhodes[4] lui-même, dans sa niche, surplombant le tout. Une main sous le menton, le vieux brigand avait l’air abattu. Au-dessus s’élevait la montagne, vert sombre à cause des récentes pluies, avec la clôture de métal à sa base qui lui faisait comme un collier. Il se revit courir là-haut au milieu des arbres, jouant à la guerre, un soldat dans la jungle. Des jeux assez sûrs à l’époque, quand les pentes semblaient fourmiller d’une vie cachée et inoffensive. Mark et lui se jetant des pommes de pins… son esprit s’éloigna de ce souvenir et revint se fixer sur les détails du présent : les tas raides des aiguilles de pins, le gravier orange, les blocs de granit minutieusement parsemés de noir et de quartz.
         Stan eut une étrange sensation. L’impression d’avoir une conscience plus aiguë des choses. Le grain du monde était fin, sa clarté artificielle. Il savait ce qui se passait: l’adrénaline se répandait dans son organisme après le choc provoqué par le grand prédateur. Peut-être allait-il rentrer chez lui en courant; ce n’était pas trop loin, en passant par l’ancien enclos des bêtes sauvages en bas et en longeant l’autoroute.
         À travers la ville, la pluie de la nuit précédente faisait briller les chaussées mais la journée promettait d’être dégagée et il avait besoin de faire cesser le tremblement de ses jambes. Il passa le sac sur son épaule. Les affaires de Mark étaient légères, faciles à porter. Les choses humaines de Mark.

 

[1] Le veld est une savane herbeuse couverte d’arbustes mais dépourvue d’arbres (Toutes les notes sont de la traductrice).

[2] Maquis.

[3] Une brève explication des noms d’animaux typiquement sud-africains est proposée en fin d’ouvrage.

[4] Cecil John Rhodes, homme d’affaires britannique, a été Premier ministre de la colonie du Cap de 1890 à 1896.